Je vous salue, Chappaz
Reconnaissance au poète en ses 80 ans,
par Jean Romain
Dans la solitude, j’ai approché de l’instant où un chant va jaillir», confesse en 1953 Maurice Chappaz dans le Testament du Haut-Rhône. Près de quarante-cinq ans plus tard, l’écrivain n’a jamais dévié de cette constante qui s’exprime ici selon quatre lignes de force: la solitude, l’instant, le chant, et l’imminence d’un avenir qui surgirait sur le mode de l’abondance. A l’heure de ses quatre-vingts ans, saluons cette belle fidélité à une voix mystérieuse et déchirante qui plane le soir au-dessus de la terre valaisanne, et que Chappaz entend si clairement.
la solitude
Chappaz est essentiellement poète, c’est-à-dire un homme qui perçoit les choses dans ce qu’elles ont de plus évanescent (cette évanescence sera progressivement transformée par le chant en une image durable). En poésie, la profondeur est souvent au prix de l’éphémère. Aussi la solitude est-elle la condition «normale» pour pouvoir entendre la voix secrète des choses. La poésie aussi, la poésie surtout, est volupté. Seul, Chappaz le fut plus d’une fois, lorsque sa voix s’élevait en Valais pour dénoncer toutes les supercheries et les exploitations des spéculateurs. C’est dans cette solitude de poète, doublée de la solitude de l’homme qui ose s’affronter aux pouvoirs en place, que sa voix a puisé le plus de force parce qu’il sait d’instinct que le poète est le guide aussi bien du métaphysicien que de celui qui accepte d’entrer dans l’arène politique.
Ainsi, je vous salue, Chappaz solitaire !
l’instant
Le point de départ est un exil. C’est la condition du poète qui toujours a tendance à fuir l’Histoire pour s’exiler dans l’instant. L’instant ? Le moment où le temps n’a plus d’emprise, où s’ouvre sous lui, terrifiante mais magnifique, la béance de l’éternité. Tout ce qui échappe au temps, c’est à l’évidence ce que recherche obstinément l’œuvre parfois énigmatique de Maurice Chappaz qui se sent mal à son aise dans ce qui périclite. Les légendes, les mythes, les histoires qu’on raconte aux veillées, touchent à l’instant dans le sens exact où ils tracent un portrait cent fois modifié mais toujours identique pourtant. Aussi permettent-ils d’endiguer l’hémorragie du temps qui passe. L’oreille de Chappaz se dresse sitôt qu’elle repère sous les avatars du temps, l’immensité immobile de l’instant. S’exiler dans l’instant, c’est s’ouvrir à deux battants la porte d’un paradis.
Alors, je vous salue, Chappaz instantané !
le chant
Le chant poétique, parce qu’il est pur, est la voix même du paradis car il a le secret des transparences heureuses. Aux refus absolus qui ont été ceux de Chappaz correspond l’acquiescement absolu à tout ce qui va dans le bon sens, le sens de l’eau qui coule, celui de la transparence: la source, la neige, le glacier, le torrent, les grandes journées de printemps, autant d’éléments qui disent ce Chant de la Grande-Dixence, symbole d’une adhésion entre l’homme et la nature. Au chant de détresse qui est souvent le sien, répond comme dans une antienne, le chant d’espoir qui affirme la persistance si ce n’est d’un réel Paradis, du moins d’un ailleurs. Le chant de Maurice Chappaz le met en contact et parfois en accord, avec ce qu’on doit appeler un principe transcendant.
Je vous salue, Chappaz harmonieux !
l’imminence
Cet ailleurs qu’il appelle et qu’il attend parfois avec une sorte d’impatience métaphysique, cet ailleurs n’apparaît jamais chez Chappaz comme un lieu ni comme un espace, mais plutôt comme un temps éternellement sur le point d’arriver. Le chant ouvre à quelque chose qu’on pressent plus qu’on étreint. Ce qui caractérise le temps chappasien, c’est une proximité qui ne cesse d’échapper parce que, d’une certaine manière, elle a déjà eu lieu.
D’où l’oscillation de l’écriture de Chappaz entre la prospection et le souvenir. Il ne s’agit pas de retrouver un paradis perdu, mais d’écrire un paradis qu’on perd du seul fait qu’on l’écrit. Paradoxe de l’écriture qui ambitionne de se fonder sur le temps pour lui échapper. Et pourtant…! Chappaz n’a pas rebuté le patois, car la langue mère peut être capable de saisir l’origine à l’instant même où elle surgit. Et ce surgissement est inépuisable, comme la source des glaciers car «l’imagination vraie est celle qui nous permet de créer».
Enfin je vous salue, Chappaz, mémoire d’un monde imminent !
J. R.