Impressions américaines
Un entretien avec Nicolas Bouvier, de retour des States,
par Anne Turrettini
Inutile de présenter Nicolas Bouvier, merveilleux écrivain-voyageur genevois. Citons tout de même ses deux dernières publications Routes et déroutes (Métropolis), un livre d’entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall, et Le hibou et la baleine (Zoé) qu’un film – disponible en vidéocassette – accompagne sous le même titre.
– Vous venez d’ effectuer un séjour dans une université américaine. Pouvez-vous nous en parler ?
– C’était la seconde fois que je faisais ce qu’on appelle là-bas le semestre d’automne dans une qualité très mal définie qui est celle de visiting writer ou writer in residence. J’avais fait ça avec un immense plaisir à Los Angeles entre 89 et début 90 dans la section de littérature comparée, la section française n’ ayant pas voulu de moi : ils jugeaient que je n’avais pas un curriculum assez académique pour eux, n’ étant pas l’ auteur de milliers de publications sur les lettres de Flaubert à sa poupée…
– Quel était le sujet de votre séminaire ?
– J’ai promené mes élèves de la culture chinoise à la culture japonaise, indienne, anglo-saxonne, je leur ai fait découvrir les grands écrivains de la génération des années 50, comme Prokosch, comme Saroyan, comme Langston Hughes, qui est un écrivain noir, qui a une poésie très rythmée, très blues, très boogie woogie, magnifique écrivain du voyage interaméricain. Cet automne à New York, cette fois-ci dans le département de français, j’ai choisi un thème qui m’ intéresse beaucoup,«écriture et nomadisme», c’est-à-dire les rapports qu’il peut y avoir entre l’état nomade et la création littéraire parce que c’ est une expérience que j’ai faite et que j’ai retrouvée chez des écrivains comme Melville, comme Kipling, comme Forster, comme Conrad, comme Thoreau, comme Audubon, ensuite pour les Etats-Unis chez les hoboes et au moment de la crise des années 30. Malheureusement j’ ai dû aborder cette littérature de façon allusive, puisque comme écrivain suisse, il fallait que je parle de notre littérature. J’ai consacré presque l’essentiel de mon cours au nomadisme suisse qui est très important : il y a toute une filiation qui passe par les humanistes suisses du XVI qui étaient des marcheurs éperdus, ça passe ensuite par Rousseau, Toepffer, puis on arrive à Cendrars et à Cingria auxquels j’ai consacré beaucoup de temps; l’un qui fait du nomadisme de paquebot, l’ autre qui est en vélo dans la province, mais dans les deux cas, il s’agit de voyage et Cingria est tout autant voyageur que Cendrars, ce n’est pas une question de kilomètres ou de distance.
– Ces deux séjours aux Etats-Unis sont-ils comparables ?
– En fait, c’étaient deux expériences très différentes, parce que dans la première, il y avait la découverte de la côte pacifique qui parlait beaucoup à mon cœur parce que dans la rose des vents, le monde du Pacifique est à part, il n’est plus inscrit dans la mythologie des points cardinaux. L’Est, pour nous, s’ arrête au Japon, l’Ouest, pour les Américains, s’arrête sur les plages californiennes, et vous avez cet immense monde d’ îles et d’eau dont la mythologie a été esquissée par des gens comme Melville ou Stevenson, mais qui n’est pas entré dans notre imaginaire. Je pense que si on prend les références littéraires ou ce qui constitue un petit peu l’imaginaire collectif de l’ Occident, vous avez bien un Ouest, un Est, un Nord, un Sud qui sont très connotés par des légendes, par des mythes, par des histoires initiatiques qui sont attachés à ces directions, mais le Pacifique n’existe pas et moi, j’étais fasci- né, quand je me trouvais sur ces magnifiques plages californiennes, par ces gros rouleaux gris qui arrivaient de nulle part.
– Les paysages que vous avez découverts là-bas correspondent-ils à l’ image que vous vous en faisiez ?
– Personne ne m’avait parlé de la lumière, vous avez une des plus belles lumières du monde là-bas, que vous soyez à San Francisco, à Los Angeles, la lumière change quinze fois par jour, c’est chaque fois extrêmement théâtral… Le soir, dans le ciel, surtout quand la lumière est oblique et belle, vous avez une sorte de jeu magique de cerfs- volants, parce qu’il y a des gosses qui viennent jouer. Cette dramaturgie du ciel avec la mer m’a beaucoup attaché à cette côte ouest. Une fois les cours finis, ma femme et moi avons loué une voiture et sommes allés nous balader pendant un mois dans les superbes états du sud-ouest; là, vous avez un choc géologique, une abondance de paysages d’une beauté insurpassable. Je pensais que les grands paysages de montagne majestueux, c’était un peu l’apanage des Alpes à une échelle réduite et surtout de l’Asie. Je me suis rendu compte qu’il y avait cette immense nature américaine extrêmement violente, extrêmement sauvage. Cette présence du désert autour de Los Angeles, ce désert où la nature est absolument magnifique, est très séduisante; j’ai été un peu enivré par l’espace sur la côte ouest. L’expérience que j’ai faite à New York, c’était une expérience verticale au lieu qu’elle soit horizontale, donc d’ une nature très différente. J’ai trouvé ça beaucoup plus dur, parce que je suis arrivé à New York assez fatigué, mais j’ai trouvé la même gentillesse américaine, surtout chez les étudiants.
– Le contact avec les Américains a-t-il été facile ?
– On dit toujours que la gentillesse américaine est superficielle, moi, je ne trouve pas, et de toute façon, comme on a assez peu l’ occasion d’ établir des rapports qui doivent durer une vie, je trouve que cette gentillesse du premier instant est finalement extrêmement précieuse. Le mythe de la superficialité américaine, je ne le cautionne pas du tout.
– Avez-vous un projet d’écriture sur les Etats-Unis ?
– Pas pour l’instant. Peut-être quelques petites nouvelles sur une période assez dure que j’ ai traversée cet automne parce que je suis tombé malade et me suis retrouvé à me réveiller dans des hôpitaux américains qui étaient extrêmement pittoresques. Là-dessus, j’aimerais écrire des petites histoires un peu à la Edgar Allan Poe.
Propos recueillis par A. T.