Images roumaines
Notes de voyage en Transylvanie,
par Marie-Claire Dewarrat
L’aube ne resplendit pas. Elle ouvre les collines noires comme une lame d’argent et dans la blessure étroite, la lumière se glisse.
Mais l’ombre reste sur la terre, elle s’aplatit comme un chien dans la poussière encore humide. Tout au long du jour torride, elle restera là, couchée sur les champs, sur les villes et sous les pas des gens.
L’aube monte et rayonne et l’ombre se tapit où il faut pour que la terre reste belle mais elle ne s’en va pas. On l’oublie, quelquefois, parce que l’herbe est verte, la forêt soyeuse, le troupeau de moutons comme un nuage au bord de la rivière mais l’ombre demeure et l’ombre pèse.
Plus tard, quand le jour bais- se, elle rampe au-dehors de tout. Elle s’étire, elle s’allonge, elle s’accroche aux portails, aux maisons, aux clochers. Elle recouvre la terre et attend, patiente, l’arme blanche de l’aube qui ne la tue jamais.
(Blaj, le 20.07.92)
La terre pue la mort et le miel.
Par les cheminées des usines, elle crache au ciel des poisons rougeâtres et des fumées de suies qui noirciront jusqu’à l’âme des arbres.
Elle mûrit au soleil des blés pourpres, des tomates lourdes, le feu vert des piments, le lait clair du maïs, le sucre et la vigne.
Elle ne partage pas, ni la mort, ni la vie. Elle laisse tout pousser, souffrances, chants et fêtes et les hommes s’ arrangent entre tombes et berceaux.
Elle vit sa vie de terre, généreuse et ouverte. Les hommes la déchirent. Les vieilles pleurent. Dans le fossé des routes, des enfants rient et croquent des pommes vertes. Tous boivent l’eau des puits où il reste de la douceur.
(Blaj, le 21.07.92)
Les églises sentent la poussière. C’ est une odeur lourde qui poudre les icônes et feutre les tapis. Elles resplendissent d’ors ternis et suffoquent un peu aux souffles de l’encens et aux chants des prières.
Les bureaux ne sentent rien. Ou la fumée peut-être. La douce langue roumaine n’ est plus qu’un fouet claquant.
L ’ œil jauge, méprise, la main repousse et, pour un court instant, la liberté s’ en va, chassée à coups de bottes: tout un passé est là, fourgon noir, menottes, enfermement. Les mots ne servent à rien; ils crèvent ils s’aplatissent ou changent de visage et deviennent tourments. Que devenir ? Roumain ?
Pour un petit moment…
(Alba J., le 22.07.92)
Bien sûr, c’était superbe.
La maison d’un bleu de vitrail, l’enclos de branches tissées comme un tapis, les mou- tons moutonnant avec un bruit de pluie, le berger, les deux chiens et le cochon perdu au milieu des brebis.
Un vieux, blanc comme l’os et rigide de même, s’est mis à bouger jusqu’à ce qu’il soit debout, maître, sur le seuil de son portail. La grand-mère est sortie de derrière le puits pour descendre plus près, encore plus près, encore un peu s’ il vous plaît… Elle aime à se faire photographier.
Chocolat. Cigarettes. Peut- être des souliers ? Non. Il paraît qu’on ne peut pas rentrer nu- pieds…
Il n’y aura rien de vivant ni de réel dans nos images glacées: la vie est restée sur place, infime pulsion entre l’ouverture de l’œil et le déclic de l’appareil. Puis, immédiate- ment, elle change d’aspect et ce qui était vrai une seconde durant la photographie ne le sera plus jamais.
Mensonges de couleurs. Le négatif vit. Ailleurs.
(Blaj, le 23.07.1992)
A l’ancre au fond de la vallée, le monastère est un navire tout blanc. Des vagues d’ oies l’ assaillent. Et charpentée de bois pour tenir tous les vents, son église en étrave fend la houle verte des arbres.
Noires, les nonnes ont toutes un visage d’enfant. Elles lavent à la rivière la laine des tapis qu’elles tissent comme elles tissent leurs jours de prières. Une passerelle enjambe l’ eau mais il faut avoir l’ âme légère… Dans les ors de la chapelle, un pope psalmodie de cette voix d’airain qu’ils ont, qui trouve son chemin jusqu’ aux échos de l’âme: enfin, enfin, est-ce que Dieu les entend ?
Des maillets dansent l’angélus sur une planche sèche. Depuis six siècles, leurs claquements résonnent sur l’ enclume de roches où se trouve amarré le vieux navire tout blanc.
(Rimet, le 24.07.92)
M.-C. D.