Le Passe Muraille

Trois Helvètes nomades plumes au vent

À propos des destinées et écrits d’Isabelle Eberhardt, Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach,

par Christophe Calame

À en croire les pièces de monnaie, la femme helvétique est fière, virginale, un peu lourde, une Athéna aux yeux plus glauques que pers; elle ne porte pas de casque, mais des lauriers; elle a de fortes cuisses même si, en s’appuyant sur son bouclier pour alléger la pose, elle se présente de manière légèrement déhanchée, comme le prescrit le canon néo-classique; elle est armée enfin d’une lance légère qui n’est pas une arme de guerre, mais qui sert à décourager d’avance toute demande d’asile et toute proposition obscène. Heidi du Réduit, bergère de Gessner, batelière de Brienz, Helvétia aurait tiré elle-même sur ses enfants si Tell avait tremblé (et si ses faibles forces le lui avaient permis bien sûr; mais n’oublions pas que l’arbalète était déjà une arme automatique!). Nous croyons au caractère anti-helvétique de la pleurnichante Frau Tell du drame de Schiller «Ô mein Wei… bist du mir unverletzt ?.»

Incarnation même d’un territoire escarpé et surprotégé, l’Helvète ne semble pas destinée au voyage et à l’errance. Pourtant, on signale quelques cas de folie ambulatoire paradoxaux (compensation ? on sait que les Helvètes mâles se divisent entre ceux qui ne peuvent pas vivre en Suisse et ceux qui ne peuvent pas la quitter).

Isabelle Eberhardt: une quête fatale

Malgré les pages d’Edmonde Charles-Roux qui, dans sa biographie monumentale intitulée Un désir d’Orient, a retracé l’histoire de Genève à la fin du siècle dernier comme personne ne l’avait fait, on contestera qu’Isabelle Eberhardt soit suisse. On ira chercher sa paternité russe, son milieu immigré, sa détestation du bonheur helvétique: osera-t-on aller jusqu’à invoquer les fiches de la police genevoise ? (De même, on dira que la mère d’Ella Maillart était Danoise, etc. Il n’y a vraiment que devant la petite fille du Général Wille que la critique fondée sur l’état-civil — ô Taine ! — sera défaite en rase campagne, à moins qu’elle ne se rappelle à temps que l’une des grand-mères appartenait à la famille de Bismarck).

Surgie des sables où elle s’était noyée en 1904, la destinée d’Isabelle Eberhardt est devenu en dix ans une sorte de mythe littéraire (en attendant un film annoncé). Les oeuvres sont venues lentement, depuis Yasmin, un premier choix de nouvelles chez Liana Levi, depuis les Lettres et journaliers présentés et commentés par Eglal Errera chez Actes Sud (repris dans la collection. «Terres d’aventure») jusqu’aux deux gros volumes des Ecrits sur le sable, les oeuvres complètes présentées chez Grasset par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu. Voici enfin des lettres, sous le titre un peu prétentieux d’Ecrits intimes.

Les Pierre Loti et autres Claude Farrère avaient habitué la Belle Epoque à penser que la morale s’arrêtait à l’Europe et que tout était permis si l’on sortait de ces «anciens parapets». Mais aucune femme ne s’était quand même lancée dans la publication d’une Azyadé ou autre Madame Chrysanthème. Les amours des blanches ne faisaient pas partie de la littérature. Les aventurières disparaissaient simplement, s’évanouissant dans le silence comme la belle figure de l’«oiseau de paradis» qu’évoque Guy de Pourtalès dans ses voyages au pays khmer. Le désir d’Isabelle Eberhardt de rencontrer l’altérité d’une autre civilisation à travers le choc des corps est resté chose singulière dans la littérature féminine de l’époque. Malgré l’amitié de Lyautey, la légende du Maghreb n’a pas voulu retenir cette aventure trop audacieuse. A travers le travestissement et malgré la calomnie, c’est bien une page très secrète de ce qu’on n’appellait pas «l’amitié entre les peuples» qui s’est écrite là.

Les Ecrits intimes se composent de lettres à Augustin (le frère), Ali (le confident), Slimène (l’amant). «Peut-être avez-vous deviné que, chez moi, l’ambition de « me faire un nom et une position » par ma plume (chose en laquelle je n’ai guère confiance, d’ailleurs et que je n’espère pas même atteindre), que cette ambition est au second plan. J’écris parce que j’aime le processus de création littéraire. J’écris, comme j’aime, parce que telle est ma destinée, probablement. Et c’est ma seule vraie consolation». Ces lettres, parfois pathétiques, sont comme le pendant des Journaliers, ces notations toutes consacrées à la découverte du monde arabe au jour le jour. On y voit Isabelle Eberhardt se battre contre le monde entier: la lointaine famille malveillante en Russie, son «tuteur» de père à Genève (vieux défroqué russe athée et anarchiste), la police genevoise dont Edmonde Charles-Roux a fouillé les archives (mieux tenues que les ridicules «fiches» de notre siècle), l’administration co-loniale enfin, sans même parler des confréries arabes et de leurs rivalités meurtrières dont elle manquera de peu de finir la victime.

Ella Maillart: la chose en soi est sans importance

Dans le hall de l’Automobile Club de Londres, un samedi après-midi de 1925, un très gros mon-sieur attend une jeune fille qu’il veut engager comme matelot. «Il était vêtu d’un complet bleu mari-ne dont la veste, en un autre temps, avait dû être croisée, mais que désormais fermait un bout de lacet passé dans deux boutonnières, là où la circonférence de la bedaine était la plus impressionnante. De plus, les quatre petits boutons qui d’ordinaire parent le côté extérieur de la manche avaient été recousus sur le dessus de celle-ci». «J’observais, écrit le gros homme dans sa relation de la même rencontre, dis-simulé derrière The Times, dans lequel j’avais pris la précaution de percer un trou discret». «Traînant les pieds, écartant légèrement les jambes pour assurer la soutien d’une panse comme jamais encore je n’en avais vue, un énorme cigare planté dans le mitan du visage, s’avançait vers moi le colonel Jack Fane Benett-Stanford» écrit Ella Maillart.

Elle lui avait envoyé une lettre dont la conclusion était ainsi rédigée: «Je suis de nationalité suisse. J’ai vingt ans, de bons bras, et je sais m’en servir sur un bateau. PS: A la relecture de cette lettre, je découvre que rien n’y laisse deviner que je suis une fille, mais je demeure persuadée que la chose en soi est sans importance, tant il est vrai que tous les marins se ressemblent et que je suis marin d’abord et avant tout». Verdict de l’équipage, après essai, selon les souvenirs du colonel: «Monsieur, cette fille, c’est p’têt pas un cuistot de première, mais alors comme matelot, elle se pose un peu là».

Ella Maillart dit n’avoir jamais appris dans la vie que le ski et la voile. Après avoir traversé le lac Léman en tout sens, gagné des régates à treize ans, fondé le premier hockey-club féminin, accompli avant vingt ans la première traversée vers la Corse sans moteur, barré pour la Suisse dans les régates olympiques de 1924, posé pour le sculpteur Delamare et cascadé pour les studios de l’UFA à Berlin, elle était occupée à enseigner aux donzelles d’un pensionnat le français (les élèves «excellaient à pousser des gloussements assotés qu’il était censément impossible de faire taire») et la couture («C’est avec effarement que j’avais appris un beau jour qu’il m’appartenait d’instruire l’une des classes dans l’art de confectionner une culotte comme il faut. Par bonheur, je portais encore ce qu’on était convenu d’appeler des dessous de grande fille. Aussi le soir venu, et ne sachant comment m’y prendre autrement, avais-je attendu d’être à l’abri de tous les regards pour méticuleusement défaire les coutures de mon sous-vêtement et examiner de près sa coupe et sa forme, devant comme derrière»).

«La neige et la mer sont propres, l’Europe est décadente, les propositions du monde adulte hypocrites et douteuses. Donc: larguer les amarres», ainsi Nicolas Bouvier résumera-t-il la philoso-phie d’Ella Maillart et de ses jeunes amies navigatrices des années 20, dans sa présentation de l’album de photos d’Ella Maillart, La Vie immédiate. La voilà à la barre: «Quelle joie quand on n’a barré que des petits bateaux, de sentir pour la première fois sous ses doigts réagir une coque de cent vingt tonnes. Nous croisons une barge lourdement chargée qui fait route dans le sens opposé, et son patron en ciré me salue d’un grand geste du bras. Je lui réponds non-chalamment, comme si toute ma vie durant j’avais croisé des barges en mer, mais à vrai dire j’ai envie de hurler, de m’abandonner à une frénétique danse de Peau-Rouge».

Ella Maillart fera ensuite le voyage à Moscou, traversera à pied le Caucase, puis le Turkestan soviétique sans passeport, ira contempler l’Asie centrale chi-noise du haut d’un col glacé du Kazakhstan, avant de la traverser toute entière avec Peter Fleming, d’enquêter en Mandchourie occu-pée, d’aller à Kaboul en Ford avec Annemarie Schwarzenbach, de retrouver enfin en Inde le svâmi Râmana Maharshi. Après la guerre, elle prendra ses quartiers d’hiver à Chandolin et fera parcourir l’Asie aux touristes assez courageux pour la suivre.

Gypsy Afloat, The Cruel Way, Forbidden Journey, Cruises and Caravans, les titres anglais de ses livres ne s’inventent pas. (On pense aussi au titre du récit de la même équipée par Peter Fleming, plus dandy, bien plus posé: News from Tartary). Elle les a publiés ensuite dans notre langue, si lente et explicative: Des monts célestes aux sables rouges, Oasis interdites, De Pékin au Cachemire, La Vagabonde des mers. Et dans cette prose incomparable de sécheresse, sans image, sans rhétorique, on découvre des livres qui ont l’air d’avoir été écrits dans toutes les langues en même temps.

Annemarie Schwarzenbach, une saison en enfer

«Non, Kini. Je dois partir. Il n’y a plus d’espoir si je reste dans ce pays où je ne trouve plus d’aide, où j’ai commis trop de fautes, où le passé pèse trop lourdement sur moi» a dit Annemarie Schwarzen-bach à Ella Maillart un jour de l’été 1939. Et cette phrase si sombre est la réponse, dans La Voie cruelle, à cette exclamation de son interlocutrice: «Une Ford ! c’est la voiture qu’il faut pour suivre la nouvelle route de l’Hazarejat en Afghanistan». Et d’entrée, on peut voir quel abîme sépare ces deux femmes qui vont partir ensemble. Alors que la seconde est mouvement et force, la première semble toute intériorité, culpabilité, souffrance. Elle cherche à se racheter, à corriger sa manière de vivre, à se prendre en main. «Ce voyage d’étude doit nous aider à atteindre notre but: devenir enfin des êtres conscients, capables de répondre d’eux-mêmes. Il m’est devenu insupportable de vivre ainsi à l’aveuglette… Quelle est la cause, quelle est la signification de ce chaos qui sape hommes et nations ?». Et Ella Maillart, elle: «Lorsque j’aurai collectionné des faits nouveaux concernant ses tri-bus, je serai enfin admise dans la confrérie des ethnographes. Alors tout sera parfait: j’appartiendrai à une organisation, ce sera mon métier de vagabonder, et je n’aurai plus la tentation d’écrire des livres pour vivre». Aux interrogations passionnées de son amie, elle répond avec la sévérité d’une pré-face à la traduction des upanishad en livre de poche: «Il faut commencer par le chaos qui est en nous».

Charles Linsmayer a fait justice de la légende gauchiste d’Anne-marie Schwarzenbach dans sa remarquable biographie en postface de la belle traduction d’Yvette Z’Graggen. Non, elle n’était pas une révolutionnaire, malgré la fréquentation assidue des enfants Mann et son amour repoussé pour Erika. Non, elle n’était pas une
victime de son milieu ou de sa mère (la fille du Général Wille), et elle a toujours recherché sa présence et son soutien malgré le nazis-me ostentatoire de cette dernière. Elle a toujours considéré la drogue comme une atroce fatalité et la dépendance comme une malédiction. Non, elle n’a jamais revendiqué ses choix amoureux, mais elle en a toujours terriblement souffert. Et ses autres écrits poétiques ne sont pas tant «censurés» aux Archives littéraires de Berne, que protégés de la déception des lecteurs devant leur état d’inachèvement. Annemarie Schwazenbach n’est donc pas un drapeau pour l’extrême-gauche la plus fossilisée du continent !

«Ecrire était le seul rite de sa vie: elle y subordonnait tout» dit Ella Maillart. Pour la première fois, avec la parution de La Vallée heureuse, le lecteur francophone peut donc sortir du cercle des bio-graphies à l’eau de rose de l’hagiographie gauchiste. Voici donc l’heure de vérité, j’ouvre cette nouvelle Saison en Enfer, je lis: «J’ai fui dans cette vallée, elle se trouve au bout de tous les chemins, elle est séparée du monde par de hautes chaînes de montagnes, elle est entourée, protégée, une paisible haute vallée, ses nuits sont froides. Le sommet du Demavend est son gardien céleste.». Et «Tandis que je regarde vers le Demavend, que je connais depuis longtemps et que je vénère parce que sa tête touche le ciel et que son pied est invisible, les battements de mon coeur se confondent de nouveau avec l’incessant roulement. Je me calme. Au-dessus de moi brillent les arrêtes rocheuses qui couronnent les pentes, libérées de toute pesanteur et, bien que je me sente encore oppressée, le bruit qui m’était insupportable tout à l’heure devient un des éléments du grand silence».

C.C.

Isabelle Eberhardt, Ecrits intimes, édition établie et présentée par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, collection Voyageurs, Payât, 1991.

Ella Maillart, La Vie immédiate, photographies, textes de Nicolas Bouvier, postface de Charles-Henri Favrod, Editions Payot/24 Heures, 1991. La Vagabonde des mers, (Gypsy Afloat), collection Voyageurs, Payot, 1991.

Annemarie Schwarzenbach, La Vallée heureuse, traduction Yvette Z’Graggen, postface de Charles Linsmayer, Editions de l’Aire/Editions du Griot, 1991.

(Le Passe-Muraille, No 1, Avril 1992)

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