George Orwell témoin du siècle
Où il est rappelé que le romancier de 1984 et de La Ferme des animaux avait signé d’autre livres remarquables, notamment en essayiste de premier rang,
par Jil Silberstein
«En tant qu’écrivain, Stendhal occupe une place à part dans la mesure où tout le monde a lu deux de ses livres et où personne, en dehors d’un petit cercle d’admirateurs, n’a lu aucun des autres.» L’homme qui écrit ces mots ne pouvait se douter qu’«en tant qu’écrivain», il allait très bientôt connaître le même sort. Si 1984 et La Ferme des Animaux font aujourd’hui partie du bagage de toute personne moyennement cultivée, on peut dire des sept autres ouvrages de George Orwell qu’ils sont pratiquement oubliés. Quant à conclure que tout Orwell est compris dans ces deux chefs-d’œuvre… il serait tout aussi absurde de prétendre qu’à côté de Le Rouge et le Noir et de La Chartreuse de Parme, Lucien Leuwen, Armance, Lamiel ou les Chroniques italiennes sont des nains indignes de parer nos pelouses. Chez Orwell, seul le roman intitulé A Clergyman’s Daughter peut être oublié sans regret…
Examinons brièvement quatre livres de cet auteur né au Bengale en 1903 et mort à quarante-sept ans. Peu d’enquêtes sur le monde du travail – sur les mineurs du Yorkshire et du Lancashire, en l’occurrence – pourraient avantageusement se comparer au Quai de Wigan; à la manière qu’à son auteur de détailler l’existence quotidienne de ces hommes et de leur famille, leur lieu de travail, leur logement, leurs habitudes, leurs réflexions, les comptes de leur ménage. Sans s’embarrasser de discours sur le prolétariat-surexploité-mais-vertueux, Orwell interroge, observe, recoupe les témoignages, expérimente par lui-même (sa description d’une progression à travers les galeries souterraines !). Au total, son livre sobre, concret, attentif aux personnes et en cela fondamentalement humain, questionne le lecteur avec beaucoup plus d’efficacité qu’un exposé sur l’infâmie du Capital. Ici, ce qui parle, c’est un ensemble de faits habilement plaqués les uns contre les autres jusqu’à restituer une réalité irrécusable et dérangeante.
Autre enquête: Dans la Dèche à Paris et à Londres. Là encore Orwell paie de sa personne. Ayant partagé la vie des vagabonds, il nous permet d’observer de près, sans jamais forcer la note, le sort de ceux qui errent d’asile en home ou en terrain vague… faute, souvent, de trouver un emploi. Ce faisant, il nous permet de prendre – non sans ironie – la mesure de ce que notre société invente pour répondre au flux de chômeurs et autres laissés-pour-compte ressemblant étrangement à ceux qui, aujourd’hui, dérivent sous nos yeux. Là encore, la lecture perturbe, interpelle. Hommage à la Catalogne constitue quant à lui un témoignage capital sur la guerre d’Espagne et la façon dont les militants communistes affiliés à la IIIe Internationale tentèrent de liquider les anarchistes révolutionnaires du p.o.u.m. – quitte à permettre le triomphe de Franco. Dès ce livre. Orwell, on le sent, saisit la nature du totalitarisme montant. Quant à Une Histoire birmane, ce roman a beau pécher par différents aspects, il donne à sentir – de l’intérieur toujours, et non sans force dramatique – le conditionnement fait d’extrême discipline, d’arrogance, de snobisme et de terreur travestie qui constitue le bagage de tout serviteur de l’Empire britannique.
Ajoutés à Et vive l’aspidistra ! et à Un peu d’air frais (deux plongées dans une Angleterre désarçonnée au lendemain de la Première Guerre et attendant que la suivante déferle), ces livres – enquêtes ou romans – composent une œuvre forte. Une œuvre où l’exigence de justice sociale ne s’émancipe jamais d’un «enthousiasme esthétique», mais emporte – avec pénétration et violence – et ouvre, sous une forme quelque-fois magistrale et toujours convaincante, aux périlleuses inconséquences des classes politiques comme aux périls menaçant d’autant plus notre siècle. Par ce fait même, les livres d’Orwell, qui font songer à ceux de Victor Serge et d’Arthur Koestler – deux écrivains marquants, doublés d’exceptionnels témoins et acteurs de leur temps -, font pâlir le vieux débat entre les «chefs-d’œuvre» et «le reste». Littérairement accomplis, ils semblent destinés à provoquer sur tous sujets et à faire du lecteur un être plus clairvoyant.
L’ouvrage que publient aujourd’hui les Editions Ivrea et qui reprend le volume I (1920-1940) des Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell, confirme mon opinion que rien de ce qui vient de cet auteur ne saurait être négligé. Quel régal ! Malgré le bon demi-siècle qui nous sépare de ces essais, articles et lettres, quasiment aucune page qui n’ait conservé sa pertinence; que le lecteur d’aujourd’hui ne puisse mettre à profit… pour autant, bien sûr, qu’il lui importe de confronter ses valeurs aux turbulences et aux mensonges de son époque. Une authentique mine de réflexions sur des sujets cruciaux: pauvreté, exclusion, manipulation médiatique, tentation fascisante, totalitarisme… Mais plus encore que par le «catalogue» des impostures et des dérives qu’il stigmatise, ce livre me semble important en ce qu’au fur et à mesure qu’il progresse dans ses 673 pages, le lecteur reçoit – à son insu – une mémorable leçon d’indépendance de jugement. L’expérience est impressionnante; et c’est peu dire qu’à lui tout seul Orwell constitue une école de résistance à la bêtise ambiante…
Au nombre des essais, L’Asile de Nuit, La Cueillette du Houblon, Au Violon, Les Pieds dans le Plat espagnol et Marrakesh composent autant de brèves mais saisissantes incursions dans le monde des exclus économiques ou politiques. Si je cite à part Une Pendaison et Comment j’ai tué un éléphant – récits autobiographiques datant de l’époque où le jeune Orwell œuvrait dans la police impériale des Indes en Birmanie (une expérience cuisante !) – c’est qu’à mes yeux ils constituent deux sommets dans ce qu’un homme peut oser avouer d’expériences odieuses autant que désobligeantes.
Tout aussi intéressante, quoiqu’il s’agisse ici de «travaux alimentaires», est la lecture des articles qu’Orwell consacra à divers livres… romans ou essais. S’il commente rarement des ouvrages dont la réputation est parvenue jusqu’à nous (à l’exception du Tropique du Cancer d’Henry Miller), l’exercice n’en est pas moins remarquable – ceci pour au moins deux raisons. D’abord, ces comptes rendus illustrent bien le style résolument plat d’un homme peu disposé à l’éloge abusif; à découvrir à tout coin de rue des nouveaux Kafka, Joyce ou Proust. Ainsi, même dans un ouvrage qu’il apprécie, jamais il ne se prive de dire ce qu’il trouve faible ou consternant. Et inversement ! Outre ce trait capable d’en remontrer à maints critiques professionnels (une des bêtes noires d’Orwell), on y sent un individu prompt à confronter la manière dont un auteur s’empare d’un sujet avec, précisément, les réalités politiques, sociales et humaines qu’un tel sujet implique. Enfin, une recension comme celle d’Assignment in Utopia d’E. Lyons montre qu’en 1938, malgré la propagande pro-soviétique massive répandue en Europe (on songe à l’infâme Barbusse s’acharnant sur Istrati et son Après seize mois dans l’urss), Orwell ne se faisait plus d’illusion quant aux intentions des bolchéviques alors occupés à déjouer d’obscurs «complots trotskistes». Ce genre de manipulation, il en avait personnellement fait l’expérience en Catalogne…
Quant aux nombreuses lettres comprises dans ce volume, elles offrent un régal. On y découvre Orwell jardinier, trayant sa chèvre, se tourmentant pour ses citrouilles et haricots tandis qu’il ouvre une épicerie – mais seulement l’après-midi, de manière à pouvoir écrire. Une façon de gagner sa vie. Enquêteur, il parle avec l’accent cockney pour être admis des vagabonds, ou bien picole sec – à jeun ! – pour se faire jeter en prison. A un moment, il songe à communier pour être pris pour un croyant. Il se marie. Devient libraire. Part combattre en d’Espagne. Séjourne au Maroc, tentant d’apaiser cette lésion pulmonaire qui le tourmente et qui aura raison de lui.
Difficile, vraiment, ne pas aimer cet homme intense, intègre, capable d’humour, plein d’appétit de vivre, d’exprimer et de combattre la bêtise sur tous les fronts. On se sent triste de le quitter. Pourtant, la perspective de voir bientôt paraître les trois autres volumes de cette belle entreprise a de quoi réconforter. Patience, donc !
J. S.
A l’exception de 1984, les ouvrages de George Orwell traduits en français sont disponibles aux Editions Ivrea (fonds Champ Libre – Gérard Lebovici).
(Le Passe-Muraille, No 25, Juillet 1995)