Le Passe Muraille

Gavroche au Panthéon

À propos de l’intronisation de Jacques Prévert dans La Pléiade,

par Sylviane Roche

Jacques Prévert entre dans La Pléiade. Au paradis hélas surpeuplé des fumeurs de gitanes, il n’en sera pas plus fier pour cela, pas moins non plus d’ailleurs, ce n’est tout de même pas sa faute si Paul Morand y est entré juste avant lui…

Pour Danièle Casiglia-Laster, auteur de l’introduction, il s’agit visiblement de réhabiliter Prévert. Il faut, dit-elle en substance, le sortir de l’école primaire où on l’avait «confiné», lui faisant perdre ainsi son «caractère anticonformiste et corrosif». Il s’agit de rappeler que cette poésie n’est ni «facile» ni «simpliste», et d’en finir avec «deux mythes»: le dilettantisme de Prévert, et le fait que «ses textes sont surtout faits pour être dits».

Mon propos n’est pas de faire ici la critique de l’introduction — par ailleurs passionnante et très complète — de la Pléiade. Mais simplement, à l’occasion de cette publication (superbe, avec — est-ce une première dans la prestigieuse collection ? — des photographies d’Ylla et les reproductions en couleurs des illustrations d’Elsa Henriquez pour l’édition originale de Guignol de la Guilde du livre de 1952), de reparler un peu de Jacques Prévert. D’en reparler tout simplement, car il me vient souvent dans la mémoire, peut-être un peu plus ces derniers temps, à cause de la mort de Montand.

N’en déplaise aux érudits éditeurs, Prévert n’a pas besoin qu’on le réintègre dans la littérature sérieuse en lui décernant un brevet de poésie écrite et laborieuse. Désolée, mais pour moi, Prévert, c’est d’abord des voix, des visages, derrière une sorte de brume, celle de la pluie, des quais, des cigarettes, de la nuit ou des larmes, Gabin bien sûr, mais aussi Le Vigan, Brasseur, Michel Simon, Jouvet, Arletty, je voulais dire Garance, Barrault-Baptiste ou Barrault-cycliste, «Dominique et Gilles-Gilles et Dominique», Marianne Oswald, les Frères Jacques, et Gréco, et Montand, Je suis comme je suis, et Les enfants qui s’aiment

Et voilà, à côté des images et des voix, la musique qui arrive, «les pas des amants désunis», «dans ma maison, vous viendrez…», Kosma, Kosma bien sûr, et vous faut-il vraiment quelque chose de plus ? Croyez-vous vrai-ment que ça serait mieux, une poésie pas-faite-pour-être-dite, une poésie exprès pour papier bible ? Croyez-vous qu’il leur faut cela, aux lecteurs de la Pléiade, pour oser ranger sur leurs rayons d’acajou Prévert juste avant Proust ? C’est d’ailleurs un voisinage qui ne lui déplaira pas, lui qui revendique une certaine parenté avec l’auteur de la Recherche parce que, dit-il, Proust «voulait vivre dans un monde très agréable et à rêver, un monde avec des jeunes filles en fleurs». Je dis Jacques Prévert, et ma tête est pleine — pas seulement de mots, mais de gens, de musique et d’amitié.

Je dis Jacques Prévert, et je pense au groupe Octobre, «Cordonniers de Cordoue, soutiers de Barcelone», au groupe Octobre et à Francis Lemarque, et à Raymond Bussières, vous vous souvenez de Raymond Bussières, avec son accent du Faubourg Saint-Antoine, Raymond Bussières dans Casque d’or ? Et voilà que j’arrive à Simone, Simone Casque d’or à la Colombe d’or, or des cheveux et du regard, Simone qui se marie en 1951 avec Montand, justement, et c’est Jacques Prévert leur témoin, j’ai la photo devant moi, il les regarde derrière l’inévitable écran des cigarettes meurtrières (extrait de la chronologie de la Pléiade: «1977, mars, Prévert dicte: Je suis foutu…. 11 avril: il meurt d’un cancer du poumon à Omonville-la-petite…»), il les regarde, et c’est, dans ce regard, toute la tendresse de l’amitié.

Je pense Jacques Prévert, et je vois, et j’entends (donner à voir et à entendre, n’est-ce pas exactement cela, la poésie ?) de la musique, des images, un peintre, une pomme et Picasso, des copains. Je pense Jacques Prévert, et je sens la salutaire horreur de la connerie humaine, de ceux qui ont «4810 mètres de Mont-Blanc et vingt-cinq centimètres de poitrine», de «ceux qui crôa-crôa, ceux qui debout les morts, ceux qui baïonnettes au canon…»

Oh Barbara !

Oh le vrai visage des «honnêtes gens» tel qu’il nous apparaît dans le Dîner de têtes, de ceux «qui font la chasse à l’enfant», de ceux qui désignent du doigt les enfants qui s’aiment contre les portes de la nuit…!

Je dis Jacques Prévert, et c’est l’amour des hommes, des enfants, des oiseaux (tu te souviens, dis, de Bim le petit âne avec les photos d’Izis ?), des femmes aux lèvres rouges et au visage heureux («Je dis tu à tous ceux qui s’aiment, même si je ne les connais pas»). Je dis Jacques Prévert, et c’est encore une fois ce monde-là qui se lève:

«Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel hommes des pays loin cobayes des colonies doux petits musiciens soleils adolescents de la porte d’Italie

Boumians de la porte de Saint-Ouen

Apatrides d’Aubervilliers brûleurs d’ordures de la ville de Paris

ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied

au beau milieu des rues

Tunisiens de Grenelle

embauchés débauchés

manoeuvres désoeuvrés

Polacks du Marais du Temple des Rosiers…»

…bienvenue dans la Pléiade ! Tiens, ça me fait penser qu’Aragon n’y est pas encore…

S.R.

(Le Passe-Muraille, No 1, Avril 1992)

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