Le Passe Muraille

Entre humour et pénétration

 

Découverte des nouvelle d’Alice Munro,

par Anne Turrettini

La parution de Secrets de Polichinelle, un recueil de huit nouvelles d’Alice Munro, auteur canadien de langue anglaise, permet au lecteur francophone de découvrir un ton tout à fait original dans le paysage littéraire contemporain.

La plupart de ces histoires se déroulent entre 1850 et nos jours à Carstairs, une petite ville de l’Ontario, qui comptait trois ou quatre mille personnes, et une rue principale qui descendait la colline, enjambait la rivière et remontait de l’autre côté, de sorte qu’un personnage qui se trouve au premier plan dans une nouvelle est quelquefois évoqué dans une autre. Chaque texte possède une trame narrative et un univers qui lui sont propres, mais tous ces récits ont cependant un point commun: les personnages principaux sont tous des femmes. Celles-ci tombent amoureuses, quittent ou sont quittées par leurs amants, prennent la fuite pour changer de vie ou partent à la reconquête de l’être aimé, lisent, écrivent des lettres, racontent des histoires et rêvent.

«Une vraie vie», la deuxième et peut-être l’une des meilleures nouvelles du recueil, est le récit des préparatifs par trois amies du mariage de l’une d’entre elles, Dorrie, une sauvageonne qui vit seule dans un désordre et une saleté hors du commun de-puis la mort de son frère, passe son temps à chasser les marmot-tes, les rats musqués et les lapins. Dorrie a brièvement rencontré son futur mari, un Anglais, lors d’un dîner; ils ont correspondu puis ont décidé de se marier. La correspondance joue un rôle essentiel dans la vie amoureuse de tous les personnages, ce qui révèle bien l’importance de l’imaginaire et des mots dans leur existence. Quelques années plus tard, Dorrie écrit d’Australie et raconte qu’elle est «devenue aussi grosse que la reine des Tonga», ce qui ne l’empêche pas de monter à cheval ou de tuer des crocodiles. Dorrie est d’une «excentricité raisonnable», comme tous les autres personnages d’ailleurs. Il règne dans l’ensemble de ces nouvelles un climat d’étrangeté très séduisant.

Munro, comme beaucoup d’auteurs anglophones, a un excellent sens de l’humour qui se manifeste sous des formes très diverses. Dans «Une vierge albanaise», Claire, une libraire plutôt timide, dîne en compagnie de ses nouveaux amis Charlotte et Gjurdhi, un couple de colporteurs inénarrable. Le mari vante avec insistance les qualités d’une série de livres anciens à la jeune femme qui ne comprend pas s’il souhaite les lui vendre. Elle décline son offre floue, mais il persiste dans cet étrange comportement. Claire ne sait comment se dépêtrer de cette situation, tandis que Charlotte feint d’ignorer les manœuvres de son mari et continue de tenir une conversation parallèle avec elle.

La richesse et la complexité – en particulier au niveau de la structure narrative, quelquefois inattendue – de la plupart des nouvelles de ce recueil donnent parfois la curieuse impression au lecteur de se trouver dans un roman plutôt que dans une nouvelle. Munro possède cependant deux qualités propres au nouvelliste: un sens aigu de la description et de la formule. Vient s’ajouter à cela la faculté de révéler à partir d’un détail ou de quelques mots l’état d’esprit d’un personnage: Il y eut une période où le simple ton de sa voix, lorsqu’il disait «Ton lacet est défait» en la voyant passer devant lui au cours d’une promenade – juste cela – suffisait à la désespérer, l’avertissant qu’ils avaient pénétré dans un pays désolé où la déception qu’elle lui inspirait était sans limite, le mépris qu’il éprouvait impossible à égaler.

Les nouvelles de Munro sont saisissantes, drôles et tristes à la fois, remarque qui fait d’ailleurs écho aux propos de Gail dans «L’hôtel Jack Randa»: On se racontait des histoires d’hommes, en général, d’hommes qui étaient partis. De mensonges, d’injustices et de confrontations. De trahisons si horribles – et pourtant si banales – qu’on ne pouvait que se tordre de rire en les écoutant.

A. T.

Alice Munro, Secrets de Polichinelle, nouvelles traduites de l’anglais (Canada) par Céline Schwaller-Balaÿ, Editions Rivages, 1995, 316 p.

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