Éloge du plurilinguisme
Défense de la langue romanche,
par Gabriel Mützenberg
Le romanche, par la force des choses, est pour le moins bilingue. Il n’est pas rare, toutefois, qu’à côté de sa langue maternelle et de l’allemand, qu’il apprend à l’école primaire, il puisse encore parler, et en tout cas comprendre, l’italien, le français, voire l’anglais. Ne se trouve-t-il pas, maître d’un idiome qui ne suffit pleinement ni à sa vie sociale, ni à ses tâches professionnelles, dans l’obligation de posséder d’autres langues ? Et ne dit-on pas parfois que la sienne est la clef de toutes les autres ? En l’écoutant, on ne peut qu’être impressionné par la virtuosité avec laquelle il passe de l’une à l’autre. Le secrétaire de la Lia rumantscha, Bernard Cathomas, à chaque occasion, en donne un éclatant exemple. On l’a encore vu à Donat, en Surselva, lors de l’ouverture de la dernière scuntrada.
Chasper Pult, son président, n’a à cet égard pas grand chose à lui envier. Pas de meilleur bateleur que lui dans un débat ! Pas de plus chaud partisan, non plus, du trilinguisme grison ! Il ne faut pas que les différences, pense-t-il, engendrent l’indifférence, voire l’hostilité. Aussi déplore-t-il l’ignorance de la culture rhéto-romane dans laquelle se complaisent trop souvent les Alémaniques du canton. Même si on peut, dans une certaine mesure, l’expliquer. Car il s’y glisse facilement, il est vrai, quelque irritation. Qu’est-ce en effet que toutes ces subventions que l’on jette à la tête des Romanches ? Les autres n’en ont pas autant.
Chasper Pult, interrogé par la Bündner Zeitung, le plus important quotidien grison, pense qu’un seul instant de sérieuse prise de conscience de la réalité suffit à dissiper cette objection. Car alors que les italophones, les germanophones, les francophones ont tous pour les soutenir l’espace culturel d’un grand pays, les gens de l’aire rhéto-romane sont livrés à leurs seules forces. Ils ont donc besoin d’appui.
Le trilinguisme des Grisons, estime le président de la Lia rumantscha, pour peu qu’il soit bien vécu, pourra devenir, dans une Suisse en crise d’identité, une inspiration positive, un modèle. Il souhaite donc vivement que les cultures s’ouvrent les unes aux autres, que la majorité reconnaisse la minorité, et que cette dernière, si possible, ne parle pas comme si elle représentait à elle seule l’ensemble du canton. Car de tels contacts – il en existe déjà d’excellents avec les Walser – ne peuvent être que bénéfiques.
Intéressant, dans cette perspective, l’exemple unique de la commune trilingue de Bivio, sur la route du Julier ! Elle recense en effet, bien que la vallée soit surmérienne, 20 habitants de cet idiome seulement (en baisse) sur une population de 224 personnes en 1990, 128 germanophones (en hausse) attirés par le développement du tourisme, et 76 italophones. Ces derniers, au XVIe siècle, vinrent du Bregaglia réformé par le col du Septimer pour coloniser le village. C’est pourquoi la localité, aujourd’hui encore, compte quelque 60% de protestants. Son pasteur, un Allemand, en même temps directeur du chœur mixte et organiste, a fait l’effort d’apprendre l’italien et le romanche. Ainsi peut-il s’adresser à chacun dans sa propre langue et prêcher dans les trois.
Certes, dans la conversation, le schwytzertütsch domine. Le romanche de Bivio et le bregagliote ont moins la cote. On tend à une certaine germanisation. Non par conviction sans doute. Par commodité. Par la force du nombre. Et par complaisance aussi envers ceux, dit-on – mais ce n’est pas toujours vrai – qui ne veulent pas apprendre le romanche ou l’italien.
Le trilinguisme n’en garde pas moins ses défauts. Si le débat, à l’assemblée communale, se fait en allemand, le procès verbal est rédigé en italien. Et c’est aussi cette langue dont on use à l’école enfantine et dans les classes inférieures de l’école primaire. Quant aux livres prêtés par la bibliothèque au cours des six dernières années, ils sont pour 90% allemands, 9% italiens, et pour moins de 2% romanches. Emprunte-t-on ceux-ci moins qu’on ne les achète ? Peut-être.
Sans doute le cas de Bivio est-il exceptionnel. Il n’en indique pas moins une tendance: celle qu’ont les autochtones à se laisser manger. On aurait tort de ne pas en tenir compte. Et les écrivains, pour que leur culture vive, peuvent ici mesurer l’importance de leur travail.
G. M.