Le Passe Muraille

En quête d’une parole infinie

 

À la rencontre  de l’oeuvre singulière de Roger Lewinter,

par Jil Silberstein

L’étrange métamorphose! Comme si, au début des années 70, tandis que j’habitais Genève, je n’avais pas eu tout loisir d’observer le visage du jeune homme creusé, hypersensible, mobile jusqu’au supplice, qui me faisait alors face dans sa minuscule chambre de la rue du Cheval-Blanc où je voyais se côtoyer, à la lueur des bougies, derrière les emballages de somnifères, les ouvrages de Musil, Groddeck, Kraus, Freud, Canetti… autant d’auteurs composant une fascinante géographie spirituelle. Il faut donc croire que ce regard volontiers ironique (sa voix chantante l’était aussi) me renvoyait surtout à mon propre mystère puisque, depuis, en découvrant ses livres, ou en les relisant, chaque fois que je m’efforce de retrouver ses traits, ils se confondent avec l’image d’un Spinoza penché sur son ouvrage, tout au bonheur de sonder, bien plus loin que ses mains, les bien-heureuses « correspondances » dont est tissé le quotidien morose. De mesurer, si l’on préfère, à quel point l’homme de contingence reste pourtant lié, par quelque fil ténu, à l’Infini.

Cette superposition involontaire m’a souvent troublé. Avec L’Attrait des choses et Histoire d’amour dans la solitude, c’est en effet peu dire que la confiance en de « justes principes de la conduite» qui inspirait l’Ethique (et la fait encore resplendir) a subi les assauts d’une modernité prompte à complexifier, brouiller, centrifuger — vitesse aidant —toute perception de l’Unité. Demeure pourtant en moi, tenacement inscrite, à l’ombre de ténors qui s’agitent et pérorent pour le plaisir du nombre, la fraternelle proximité de ces deux ignorés tissant patiemment, sur le métier de leurs intimes désarrois, et dans un ravissement intense, ces fils incandescents qu’on appelle le Désir, la Joie et tout ce qui se laisse deviner dans l’usage du mot Dieu. Confiant et rigoureux effort visant à dévoiler, à travers l’écume, quelque disposition propice à la vie juste, à laquelle il vaille de totalement s’offrir.

«Je suis vécu par le divin dans le désespoir le plus absolu ; je pourrais dire, tout aussi bien, dans la joie », confesse Lewinter dans son «roman aphoristique» intitulé Le Centre du Cachemire, livrant ainsi l’essence d’une oeuvre singulière, extrême, oscillant entre essai, journal intime, méditation et poésie, tout entière placée sous le signe de la foudre et de l’Ange, et qui, étonnamment, a échappé jusqu’aux auteurs de l’Histoire de la littérature en Suisse romande.

Né en 1941 à Montauban (France), Roger Lewinter ne se lance pas d’emblée dans l’exploration de ce que l’on appellera « ses thèmes ». Passionné d’expression scénique (théâtre, danse, opéra), auteur d’une édition chronologique en 15 volumes des OEuvres complètes de Diderot (Club français du livre, 1969-1973) et de ses 260 textes d’introduction, il commence par traduire, pour Les Lettres nouvelles, un curieux livre de Wilhelm Fraenger intitulé Le Royaume millénaire de Jérôme Bosch et qui aura sur lui une influence décisive. « Pour les adamites, écrira-t-il plus tard, et pour Jérôme Bosch selon Fraenger, cette technique c’était essayer de retrouver le paradis originel, se situer à nouveau dans le paradis… Finalement, l’éjaculation suspendue ou le coïtus reservatus, c’est essayer de réintégrer le paradis en soi, de devenir soi-même l’espace du paradis.» A la lumière des théories psychosomatiques de Georg Groddeck qu’il découvre plus tard (il va traduire ses 115 conférences psychanalytiques, La Maladie, l’art et le symbole, Ça et moi), les spéculations de Fraenger l’amènent à donner forme à ses intuitions tournant obstinément autour des points sensibles que sont: la nostalgie de d’absolu; la présence discrète de cet absolu dans la vie de chaque jour: la passion; le désir charnel ; les détresses inhérentes aux confusions entre appel du divin et génitalité; les ambiguïtés du Moi, de l’Autre; le caractère solitaire de l’amour ; les liens qui articulent vie et mort. Autant de ressassements proches de ceux d’un Rilke que Lewinter découvre tardivement et dont il donnera une lumineuse traduction des Elégies de Duino.

L’Attrait des choses et Histoire d’amour dans la solitude constituent deux ouvrages fulgurants de tourment et de grâce s’appliquant à relever — sur le mode d’un récit au style fluide, avide d’embraser la totalité d’un destin —, dans la trame même d’une vie ordinaire assumée cahin-caha dans ce qu’elle implique de découragement, d’éreintement (rencontres manquées, déceptions, déclin des proches…), les signes du surnaturel. D’un ordre qui, secrètement, conspire, relie, multiplie les «coïncidences», pour mieux faire fuser, au comble de la déréliction, l’évidence d’un motif central attestant — enfin ! — que nous ne sommes nullement abandonnés. Qu’un sens demeure derrière les orgies de non-sens, de corruption, de mort. Que l’ange terrible, qui jamais ne répond à l’appel et que nous « admirons tant parce que, serein, il dédaigne de nous détruire » (Rilke), veille. Dramaturgie de telles révélations, ces pages se lisent dès lors comme une apologie troublante, à la limite du masochisme, du «laisser-aller à la foudre». D’une attitude éperdument ouverte — et attentive ! —à l’instant présent, au nom de ces éclairs que répète, près de quinze ans après ces deux récits, la suite intitulée Le Vide au milieu: «La vérité apparaît à qui, s’en moquant, assume son sacrifice en beauté efficace de l’univers, où le bruit que fait une main qui applaudit est un éclat de rire». Autrement dit : «La vie est une question d’intensité / La voie de l’être au néant est tracé de passion / Il faut souffrir.»

De texte en texte composant une approche littéraire acérée et unique, s’affine une écriture virtuose, s’efforçant de pousser à l’extrême le procédé mis en branle par Stéphane Mallarmé, éludant donc la convention du point pour recréer, en route vers la grande phrase unique, une totalité plus proche du langage intérieur, donc davantage à même d’entraîner le lecteur dans les ellipses, les circonvolutions et les précipités bourrés d’affects d’une pensée infinie. Aussi convenait-il d’évoquer qui — dans l’ordre — au rouge du soir —des mots- —, longue phrase en quoi s’articulent des bribes familières, distordues à craquer. Et voilà justement qu’ouvrant ce livre, relevant la mention d’une gravure d’Holbein et m’étant reporté à l’oeuvre, je découvre sous les traits de John More le portrait d’un Roger Lewinter tel que je l’ai connu ; tel que je l’avais, depuis longtemps, oublié. Encore une autre de ces non-coïncidences.

J. S.

Tous les livres cités sont disponibles aux Editions Ivrea.

(Le Passe-Muraille, No 49, Octobre 2000)

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