Du Forum à l’Académie
Avec Jacqueline de Romilly (1913-2010), à la veille de son immortelle intronisation, en mars 1989…
par Pascal Ferret
C’est aujourd’hui que Jacqueline de Romilly fait son entrée à l’Académie française. Après Marguerite Yourcenar, l’historienne spécialiste de la Grèce antique est la deuxième femme à prendre place au milieu des Immortels, succédant à l’auteur dramatique André Roussin, dont elle fera l’éloge.
À l’occasion de cette consécration, qui coïncide avec la parution d’un nouveau livre «tout public» consacré à l’invention de la liberté par les Grecs, Jacqueline de Romilly nous a reçu à son domicile parisien, au milieu des milliers de livres qui furent, avec sa mère et ses étudiants, les compagnons de toute une existence vouée à l’étude inlassablement émerveillée des Anciens.
Et voilà: pour une fois, Madame l’académicienne ne sera pas la première ! Elle qui, depuis toujours, collectionne les prix d’excellence, elle qui fut la première femme à entrer au Collège de France et à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ne sera «que» la deuxième Immortelle, innovant tout au moins en matière vestimentaire. De fait, au contraire de Marguerite Yourcenar, elle a tenu à revêtir un uniforme assorti à celui de ses pairs, l’épée de ceux-ci se trouvant en outre remplacée par un sac à main brodé de fines palmes. Tout cela dont Jacqueline de Romilly parle avec un mélange de gravité coquette et de gaieté malicieuse, sans pontifier le moins du monde…
— Que représente pour vous, Jacqueline de Romilly, cette accession à l’Académie française?
— Il est certain que je suis très flattée, et très intimidée. Une fois de plus, je vais devoir me tenir bien! Mais, à vrai dire,ce n’est pas complètement nouveau. Figurez-vous qu’en tant que femme, arrivant à une époque où les portes s’ouvraient, j’ai toujours eu à cœur d’en faire un peu plus que mes camarades garçons. Notez que je ne me plains pas: jamais je n’ai subi dans ma carrière, de brimade liée à mon état. Enfin, passons sur les satisfactions frivoles. Car ce qui me réjouit bien plus, dans cette élection, c’est de pouvoir acquérir une nouvelle tribune. Toute ma vie durant, j’ai défendu la culture grecque devant mes étudiants et dans mes livres. A présent, l’audience s’élargit encore. Quelle chance! De surcroît, cette nomination m’a valu de recevoir plus d’un millier de lettres d’anciens élèves qui témoignaient de ce que mon enseignement leur a apporté. C’est une confirmation précieuse, qui justifie finalement. toutes ces années passées à tenter de partager des connaissances et des enthousiasmes. De même ai-je été touchée, récemment, en relisant Thucydide, dont nous préparons une nouvelle édition: j’ai retrouvé mon plaisir tout neuf. Ainsi me suis-je dit que j’avais eu mille fois raison de consacrer tant d’énergie et de temps à l’étude de ce merveilleux auteur.
— Vous avez passé toute votre vie, ou peu s’en faut, en l’Athènes du Ve siècle d’avant notre ère. Qu’en avez-vous retiré? Et les Grecs de ce temps-là ont-ils encore des choses à nous dire?
— Et comment! Vous savez que j’ai formulé quelques petites choses dans un ouvrage intitulé «L’enseignement en détresse», qui va notamment dans le sens d’une revalorisation des études littéraires. Ce que je déplore, c’est que l’enseignement tende strictement à l’utilitaire. Le bac littéraire, en France tout au moins, se trouve dévalorisé, et, dans les études de lettres, la tendance est à négliger la littérature à proprement parler: à savoir les textes et l’observation des finesses de la langue. Je ne dis pas que l’apprentissage des langues anciennes soit une nécessité pour tous: absolument pas. Mais leur étude est d’une grande utilité pour l’approche de toutes les langues. C’est une écolede rigueur dans l’exercice de la pensée. Et puis la Grèce antique est le lieu d’émergence des grandes idées qui ont façonné notre civilisation…
— L’idée de liberté…
— L’idée et le mot qui surgit dans les œuvres, comme une flamme.C’est cela qui m’a toujours fascinée dans l’approche des textes: ce moment où le terme précis apparaît, traduisant un élan premier, puis se trouve repris, et corrigé, enrichi dans son acception. Ainsi assiste-t-on à une espèce de passionnant débat qui se prolonge d’un auteur à l’autre, en relation directe avec les événements de l’époque, et d’abord avec les conditions de vie. Le fait de l’esclavage est, aussi bien, le terreau sur lequel pousse l’idée de liberté. Aujourd’hui, nombre des expériences faites à cette époque restent à méditer, par exemple sur les limites de la démocratie. Mais il n’y a pas que les idées: l’invention poétique des Grecs est également fondamentale. Par le truchement des grands mythes ancestraux qu’ils ont réanimés dans l’épopée ou le théâtre,ils n’en finissent pas de nourrir notre imaginaire. Ce n’est pas par hasard que des figures comme Prométhée, Anti- gone ou Dionysos continuent de nous parler. Les Grecs avaient le sens de l’essentiel, autant les philosophes que les poètes…
— Et dans notre siècle, comment vivez-vous?
— J’ai eu la chance d’avoir une grande amie, avec laquelle j’ai vécu pratiquement jusqu’à sa mort, qui n’était autre que ma mère. Après la mort de mon père au front, ma mère m’a prodigué la douceur et la sollicitude nécessaires, dans un climat d’intelligence et de bonne humeur qui m’a tenu lieu d’atmosphère. Ma mère, romancière elle-même, a tout fait pour que je puisse cheminer sur les brisées de mon père, du sien, du père de mon père et du père du sien, tous professeurs…
— Et vous-même, n’avez- vous pas été tentée par le roman?
— Chut ! Secret! Bien entendu que je m’y suis risquée, et pas qu’une fois. Mais n’écrivez rien à ce propos, n’est-ce pas? J’attends d’être à l’Académie. Ensuite, il se pourrait que la grâce me visitât…
— Mais alors dites-nous, s’il vous plaît, ce que lit une académicienne, le soir, au coin de son bois de lit, pour son seul plaisir?
— J’exclus les vivants, cela va sans dire: je ne saurais me compromettre dans une distribution de primes. Et puis le roman contemporain me paraît souvent sinistre. Passons donc. Mes préférés? Je dirai qu’ils sont Anglais, et de préférence humoristes. J’ai un faible certain pour P. G. Wodehouse. Aussi j’aime Racine, «La princesse de Clèves» et Benjamin Constant. Cela fait-il un goût? Je ne sais. Mais reprenons un doigt de whisky, mon bon monsieur…:
Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de liberté, Editions Bernard de Fallois,1989