Le Passe Muraille

Destin d’Aristide

Nouvelle inédite de Fabrice Pataut

 

 

Lorsqu’il eut claqué la porte de l’appartement, un vide immense s’empara de sa personne, un vide affreux et insatiable qui, loin de promettre  une délivrance, menaçait d’enlever encore de la matière. Que faire ? se dit Aristide ;  et une deuxième fois encore au moment de poser le pied sur la première marche : Que faire ?

Il n’avait cure d’une délivrance. L’idée du soulagement tira sur sa peau en direction des oreilles. Il sourit sans gaîté, envisagea l’abîme qui se creusait au bord de la marche et résolut de le remplir avec méthode. La méthode lui semblait simple à appliquer : il suffisait de descendre une à une cette marche et les suivantes, et la question du remplissage se règlerait d’elle-même. Il descendit donc l’étage souverainement ou presque, en goûtant chacune, laissant traîner sa main gantée sur la rambarde, tapotant le bois ciré du bout du pied. Au premier palier, il observa le concierge apparaître et disparaître avec seau et balai dans la cour de l’immeuble, lesquelles manifestations, alternativement positives et négatives, pouvaient s’expliquer par le besoin d’accéder au robinet dans un angle mort soustrait à sa vue par un pan de mur. Il referma la fenêtre et se retourna pour considérer la situation.

Point d’abîme, de fossé ou de précipice du côté de l’étage supérieur. Et devant ? Car avant la rue, il y avait encore deux étages à gravir en sens inverse et un rez-de-chaussée carrelé avec une porte fermée à clef qui donnait sur les caves.

 

Devant — Aristide dut en convenir — il y avait de nouveau le vide, comme si celui de l’étage précédent s’était déplacé ou reproduit, et que, victime de la même concupiscence pour le néant, Aristide se compliquait inutilement la tâche. Plutôt que de risquer une chute fatidique, il s’assura une victoire médiocre et temporaire en rejoignant le palier inférieur sur les fesses à la manière des enfants qui utilisent les escaliers comme des toboggans hérissés d’angles droits à 90 degrés. Il entendit le bruit de l’eau qui remplissait le seau du concierge et se demanda si cette eau pouvait monter jusqu’au premier au cas où le concierge tomberait foudroyé par un arrêt cardiaque, ou s’aviserait d’aller satisfaire un besoin naturel, puis un deuxième, puis un troisième, etc., sans fin, harponné par un autre abîme, l’abîme prosaïque de la distraction biologique. L’appeler par la petite fenêtre pour l’en dissuader ? À quoi bon… Aristide se mit en boule et se laissa rouler sans trop de heurts jusqu’au rez-de-chaussée.

Une belle lumière de juillet inondait le carrelage encore frais. Il s’épousseta devant la glace qui faisait face à la loge. Le portillon de sécurité en était resté entr’ouvert. Il le referma par précaution, tira vers lui la lourde porte cochère en actionnant le taquet pour éviter le bourdonnement sec de l’ouverture automatique, et sortit dans la rue.

Ce qu’Aristide aimait par dessus tout dans les rues en général, c’était les trottoirs, et en particulier, les trottoirs qu’il disait haut perchés, incommodes pour les vieux, les poussettes et les handicapés. Le trottoir de sa rue était trop bas à son goût, assez haut quand même pour qu’il s’en approchât avec précaution. Et puis il y avait ceux des rues avoisinantes, dont Aristide appréciait les escarpements. Il s’arrêta au bord sans se pencher et réfléchit. La première considération qui lui vint à l’esprit était qu’un autre Aristide de l’immeuble, celui de l’escalier C, tenait son prénom de son parrain et non de l’assistance publique. C’est un comble, se dit-il.

Quelqu’un, débouchant de cet escalier, l’avait abordé deux semaines plus tôt et affirmé que ce devait être lui, l’autre Aristide. Aristide… Un  prénom si singulier que ceux qui le portent se reconnaissent au premier coup d’œil. « C’est bien vous, n’est-ce pas ? » avait insisté Aristide en montrant du doigt son nom sur la liste affichée au mur à côté de la loge.

« Non… ? — Oui », avait répondu Aristide plutôt sèchement.

« J’en étais sûr ! À la revoyure ! »

Aristide l’avait laissé filer pour mettre de la distance, et comme il s’apprêtait à sortir de l’immeuble en toute tranquilité pour retrouver son trottoir, l’autre était revenu, avait ouvert la porte avant lui et lancé « Je le tiens de mon parrain ! » Sur quoi il avait fait des mimiques de portier obséquieux et ajouté « À vous l’honneur, Aristide ! » pour le laisser passer le premier.

C’est ce qu’on appelle être pris de court. Aristide, les pieds au bord du précipice, réfléchissait maintenant avec tristesse que l’homme baptisé en bonne et due forme, l’habitant de l’escalier C, avec seulement un appartement par palier au lieu de quatre, avait sur lui des avantages considérables.

Comment y mettre fin ? Et quand ? C’est en se posant la question du moment propice, autrement dit de la date, en pensant au seau et à la serpillière du mercredi, que la solution lui apparût sans fard.

Une solution simple et élégante. Mercredi prochain, Aristide conseillerait à Aristide d’épier les agissements du concierge par la fenêtre de l’escalier. L’homme sortait tous les matins à sept heures sonnantes. Le concierge apparaîtrait à l’heure dite avec son seau vide et disparaîtrait en direction du robinet de la cour.

« Regardez bien, dirait Aristide, debout dans l’escalier C bien qu’il logeât dans l’escalier A, regardez bien ce qu’il y a au fond du seau.

— Mais, rien du tout, dirait Aristide.

— Comment ça ?

— Rien, je vous l’assure.

— Regardez mieux… tiens, le revoilà… au fond…

— Au fond ?

— Du seau ! Penchez-vous.

— Foi d’Aristide, c’est… c’est incroyable. Comment saviez-vous que…?

— Il ne faut rien dire. C’est entre nous. »

Aristide saurait-il garder le secret du seau du concierge ? Rien n’était moins sûr. Il faut avouer qu’un tel secret vous chatouillait la rate et qu’on aurait voulu en faire un secret universel connu de tous. En pataphysicien prudent, Aristide privilégiait les solutions particulières à tous les problèmes, les plus généraux comme les plus singuliers. Aussi en conclut-il incontinent qu’Aristide avait droit à un traitement de faveur.

Quand il saurait, et que cette nouvelle connaissance ne le laisserait pas en paix magré son baptême en bonne et due forme, l’homme aurait besoin d’aide.

Ô combien en aurait-il besoin ! réfléchissait Aristide, tout sourire, le melon vissé sur la tête, en faisant le tour du quartier à petits pas comptés sans jamais quitter le bord du trottoir, examinant depuis la corniche les eaux claires qui coulaient à flots dans le caniveau. Et qui d’autre mieux qu’Aristide, qui avait appris le secret du seau du concierge de l’Aristide de l’escalier B le mercredi précédent, s’en chargerait ?

F.P.

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