Le Passe Muraille

Don Juan, Faust et quelques arbres

La chronique de Claude Frochaux

Il y a une géographie pour tout. On pourrait penser, qu’ au début, on y avait pas encore pensé. Il y avait si peu de monde: un homme et une femme…

Eh bien non !

Par exemple, il y avait deux arbres. Nous sommes dans le Jardin d’Eden, vous l’aviez deviné. Le premier, l’arbre de la vie, était au milieu du jardin. Et puis, il y avait l’autre arbre, celui du bien et du mal, et dont la localisation est moins précise. Ensuite, il y a une confusion générale: Dieu interdit de toucher aux fruits de l’ arbre du milieu du jardin. Eve puis Adam transgressent l’ordre. Et ils sont désignés comme étant comme l’un de nous – Dieu parle comme s’il y avait plusieurs dieux – pour ce qui est, ajoute-t-il, de la connaissance du bien et du mal.

Tout le monde se perd en conjectures. Pourquoi deux arbres: pourquoi interdire les fruits du premier et tirer des conclusions qui relèvent du deuxième ? Pour- quoi tant de précision d’ abord pour tant de confusion ensuite ?

Confusion ou ambivalence ? Sautons quelques siècles et même quelques millénaires. Nous sommes en Allemagne au XVIe siècle. Dans le Wurtemberg, pour être géographiquement précis. Il y avait là un de ces personnages, vagabond lettré, qui parcourait le pays, moitié médecin porté sur la magie, genre Cagliostro mais en plus populaire, moitié diseur de bonne aventure. C’ était la belle époque où il y avait encore un enseignement officiel de la magie et de la sorcellerie. Trois «académies», comment appeler cela ? dispensaient cette science d’entre les sciences: Cracovie, Salamanque et Tolède. On pense que le docteur Faust suivit les cours de Cracovie. Peut-être y rencontra-t- il un certain Copernic qui se faisait sur le soleil et la terre des idées à rebours du bon sens ? L ’ Histoire, qui ne dit pas grand- chose, ne dit pas ça non plus.

Le fait est qu’on finit par découvrir un beau matin le docteur Faust mort, le visage contre terre. C’ était un signe indéniable de pacte avec le Malin. Un certain Gœthe qui vivait dans ces mêmes contrées en conclut que le docteur Faust était hanté par l’ idée de la Connaissance. Il était celui qui s’était lui- même chassé du Paradis pour s’ approcher de la Connaissance absolue, celle que seul Dieu détient.

Nous revoilà à notre arbre. On ne sait pas si Madame Faust, qui pourrait s’appeler Marguerite par exemple, avait tendu une pomme à Monsieur Faust: il ne faut pas pousser les comparaisons trop loin. Mais descendons vers le sud. La Méditerranée. Et cherchons l’arbre du milieu. Non plus de la connaissance, mais de la vie.

Nous sommes à Séville on ne sait pas très bien quand. A peu près à l’époque de Faust. Un impie, un parjure, un homme de peu d’honneur et sans aucun scru- pule, se met à séduire toutes les dames qui scintillent autour de lui. C’est absolument interdit et davantage encore à cette époque. On finit par le remarquer: c’ est Don Juan – Dom Juan, écrit Molière, pour faire plus bénédictin.

Naturellement, il sera puni. Après les mille e tre, puis encore une, puis encore une, puis encore une, il y aura un homme de pierre qui sortira de son tombeau, le Commandeur, et entraînera le vil séducteur aux Enfers. On ne sait pas très bien pourquoi un homme juste, censé être au paradis, peut venir chercher un mortel et l’emmener en enfer. Mais ce n’est pas important.

Ce qui est important, c’est que Faust et Don Juan continuent, et avec une très grande rigueur géographique, l’histoire d’ Adam et Eve, et finissent par nous expliquer ce que la Genèse ne voulait pas nous dire clairement. Il y a bel et bien deux arbres. En fait, l’un est plutôt au sud, appelons l’ un l’ arbre Don Juan, et l’ autre au nord, disons l’arbre Faust. Car , il y a deux formes de transgression possibles: la connaissance et la sexualité. Le Yahviste, le premier chroniqueur de la Bible, n’ avait pas les idées très claires. Il voyait bien que deux choses étaient inter- dites et que ça avait un rapport avec la géographie. Mais quel rap- port, quoi au juste?

Il faut être patient pour comprendre les mythes. On a fini par comprendre que l’arbre Don Juan était, en fait, au sud et qu’il s’agissait de l’arbre de vie. Tandis que l’arbre de la connaissance était au nord: c’ était Faust, la Connaissance, que dis-je la science, l’ Allemagne, quoi !

Il appartenait au sud d’affirmer la liberté, la vie autonome, le droit au plaisir, la sexualité affranchie de la procréation. Le serpent n’est-il pas chez Freud le symbole du sexe ? Le nord, plus sérieux, luthérien, industrieux et industriel, s’ attachait à la science, puis aux techniques. C’est la deuxième forme de la transgression: l’arbre de la connaissance.

Caïn a fini à l’est d’Eden. Cette fois, ce n’est plus Faust ni Don Juan qu’il faudrait invoquer. Mais James Dean. Tout cela, qui paraît futile, pour dire que les mythes ne finissent jamais de traverser nos vies. Et qu’il faut apprendre la géographie si vraiment on veut comprendre la Bible. Et que Faust et Don Juan n’étaient peut-être pas des hommes. Mais seulement des pommiers !

C.F.

(Archives du Passe-Muraille, No 2,  Juin 1992)

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