Le Passe Muraille

Dobritsa Tchossitch entre Tolstoï et Dostoïevski

Une lecture de la saga romanesque de l’écrivain (1921-2014) devenu président de la République fédérale de Yougoslavie de 1992 à 1993,

par JLK

Considéré comme le plus grand auteur serbe vivant, Dobritsa Tchossitch est encore méconnu des lecteurs de langue française. La publication du Temps de la Mort et du Temps du Mal, vastes chroniques romanesques relatant, respectivement, les tribulations du peuple serbe durant la Grande Guerre, puis les destinée de quelque figure dostoïevskiennes à l’époque du Komintern et de l’invasion nazie, constitue donc un double événement littéraire, passé quasiment inaperçu jusque-là.

Il paraît incroyable, et combien significatif au demeurant, que la publication en traduction française d’un livre aussi exceptionnel que Le Temps de la Mort de Dobritsa Tchossitch, ait suscité si peu d’échos, ou si négligeables, que ce soit dans les grands journaux parisiens ou les revues littéraires. Une indifférence aussi monstrueuses menacerait-elle, aujourd’hui, la parution de La Guerre et la Paix de Tolstoï ? Comparaison délirante se récriera-t-on sans doute. D’ailleurs l’accueil réservé à cet autre chef-d’oeuvre que constitue Migrations de Milos Tsernianski, paru à l’Age d’Homme en 1987, ne prouve-t-il pas qu’un grand livre ne saurait être inaperçu par les temps qui courent ?

Or c’est un fait que les temps ont couru, et probablement Tchossitch — génie poétique moins «évident» que Tsernianski mais aussi considérable médium romanesque — subit-il directement l’opprobre dont l’Europe frappe les Serbes depuis le début de la guerre. Quant au rapprochement que nous avons osé entre Le Temps de la Mort et La Guerre et la Paix, puisse le lecteur de bonne foi ne pas le réduire à quelque formule publicitaire convenue avant d’en juger sur pièce. De même la traversée du Temps du Mal ne prendra-t-elle sa pleine signification que par référence, clairement revendiquée par l’auteur, aux Démons de Dostoïevski. Georges Haldas ne l’entendait pas autrement quand il précisait que Tchossitch se rattache à la double filiation de «Dostoïevski, par la pénétration des âmes, l’acuité métaphysique, le sens de l’abîme en l’homme», et de Tolstoï «en vertu de ce qu’on pourrait appeler un réalisme médium, en ce sens que la réalité semble être radiographiée par l’auteur».

Ces repères posés, notons aussi-tôt que l’empreinte laissée par la lecture de Dobritsa Tchossitch se distingue absolument de celles de ses grands devanciers. Or comment caractériser cette marque à vrai dire incomparable ? Par une composante tout à fait rarissime, qui tient à l’intériorisation intimiste de toutes les situations, fussent-elles les plus typiques apparemment de l’épopée. Dans Le Temps de la Mort, qui s’ouvre sur une cascade d’événements déclenchés par l’attentat de Sarajevo, Tchossitch retrace les circonstances dans lesquelles la Serbie fut attaquée par l’Autriche-Hongrie, comment la petite nation abandonnée de tous battit une première fois l’armée impériale avec l’énergie du désespoir, avant d’affronter une terrible épidémie et un nouvel assaut des puissances germaniques, jusqu’à la libération de Belgrade. Ces événements certes intéressants, et notamment en cela qu’ils nous permettent de mieux comprendre le drame en train de se jouer dans l’ex-Yougoslavie, Tchossitch nous les fait revivre comme de l’intérieur, avec une intensité émotive qui se distribue entre une quantité de personnages extraordinairement fraternels; et du même coup, c’est avec notre coeur, notre intelligence, nos tripes ou notre âme que nous vibrons à l’unisson de chacun, tirant de chacun une leçon de vie.

Sur la toile de fond de l’Histoire présumée «grande», c’est par une multitude d’éclairages personnels que Le Temps de la Mort nous fait mieux comprendre la tragédie des Serbes et, plus profondément, le drame de tout destin humain. Sans trace de démagogie, Tchossitch aborde tous ses personnages avec la même attention amicale, qu’il s’agisse du président du Conseil Nikola Pasic, confronté à de terribles dilemmes, ou du journalier Tola Dacic farfouillant dans un tas de membres amputés en redoutant d’y reconnaître celui d’un des quatre fils qu’il a donnés à la patrie.

Avec le général Misic, vieux briscard paysan à l’âme droite et inflexible, capable d’envoyer un bataillon d’étudiants au front parce qu’il en va de la survie de son pays, mais que son sens de la justice, sa bonté sourcilleuse et sa connaissance des hommes nous rendent infiniment proches, avec ce chef d’une «armée de paysans» nous redécouvrons ce que peut être l’attachement au sol natal et participons aux préparatifs, à la fois très concrets et comme inspirés, d’une campagne-suicide finalement «retournée» par ses braves. Aux côtés du jeune Ivan Katic, et de son ami Bogdan Dragovic (deux personnages-clef du Temps du Mal) nous vivons l’opposition des grands idéaux de la jeunesse et du froid, de la peur, de l’héroïsme ou de la mort. Dans la peau du commandant Gavrilo Stankovic, interrogeant le sens de sa vie sur son lit d’agonisant, nous sommes acculés aux questions ultimes avec une intensité déchirante. Et c’est avec la même qualité d’émotion que nous séjournons dans l’hôpital apocalyptique de Valjevo, où Milena Katic, l’infirmière volontaire, découvre le tréfonds de la souffrance, tandis que l’admirable docteur Radic se partage entre la lutte contre le typhus et l’amour secret qu’il voue à une femme inaccessible — entre tant d’autres personnages inoubliables.

Cela évoqué, et trop brièvement, notons que Dobritsa Tchossitch n’est pas qu’un créateur de personnages aux dons médiumniques, ou qu’un poète aux évocations d’autant plus suggestives qu’elles se modulent, sans «art» visible, dans une souveraine simplicité. Plus encore: c’est un penseur «en actes», mais alors immergé dans la pleine pâte de la vie, un moraliste au meilleur sens, un sage sans système dont la grande humanité filtre à chaque page sous forme de sentences non sentencieuses ou d’aphorismes non détachables — comme si toute observation sur la vie, chez lui, demeurait indissociable de la personne et de la situation vécue par celle-ci. Chroniqueur tolstoïen dans Le Temps de la Mort, Dobritsa Tchossitch se réfère lui-même à Dostoïevski quand il évoque la genèse du Temps du Mal, dont la parution remonte à deux ans déjà mais qu’il vaut mieux découvrir, assurément, dans l’ordre chronologique.

Roman de la foi révolutionnaire pervertie au point de justifier toutes les trahisons, les injustices et les cruautés, cette trilogie haletante, plus ramassée dans sa forme que la tétralogie, et plus proche de nous à certains égards, nous confronte aux conséquences humaines catastrophiques des deux phénomènes de possession qu’auront représenté, en ce siècle, le communisme et le nazisme.

Figures dominantes de cette saisissante descente aux enfers du siècle: le professeur gauchisant Ivan Katic, type du compagnon de route qui refuse de cautionner la dérive totalitaire des communistes; Bogdan Dragovic, frère d’armes du précédent au Subovor, devenu son beau-frère et l’un des leaders les plus en vue du PC serbe; et enfin Petar Bajevic, agent stalinien secrètement attaché à l’imitation du Christ, et qui exécute, aux quatre coins de l’Europe, les traîtres à la Cause.

Dans Le Pêcheur, nous retrouvons trois générations de Katic dont les idées se heurtent violemment. Le vieux Vukasin, député démocrate déjà très présent dans Le Temps de la Mort, s’oppose à la fois à la monarchie et au communisme, avec le sentiment d’être dépassé. «On ne sait plus aujourd’hui qui est l’ennemi», déclare-t-il ainsi. Son fils Ivan, dont la confession constitue l’une des grandes lignes narratives du roman, est l’incarnation de l’intellectuel de gauche cultivé dont le Parti se sert cyniquement, avant de le conspuer par la plume de son propre beau-frère. Quant à Vladimir, fils de Milena Katic et de Bogdan Dragovic (lesquels se sont rencontrés dans l’hôpital dantesque de Valjevo), il symbolise le jeune communiste fanatique, qui rejoindra les partisans — tout comme le fit Dobritsa Tchossitch lui-même, dont la silhouette juvénile apparaît d’ailleurs au terme de la trilogie.

Cependant, c’est avec Bogdan Dragovic, protagoniste de la deuxième partie (L’Hérétique) et Petar Bajevic, héros de la troisième (Le Croyant), que nous allons au bout de cette tragédie de la perversion du Bien, où ces descendants des Démons de Dostoïevski se trouvent confrontés au socialisme réel. Bogdan est un pur apôtre du bolchévisme, qui a toujours tout sacrifié à la conspiration, à commencer par sa femme Milena. Au premier abord, ce titan farouche a de quoi rebuter. Mais de sa première expérience de l’abjection stalinienne (le séjour moscovite durant lequel les pontes du Komintern s’affairent à lui laver le cerveau) à sa disgrâce pathétique, un profond respect nous vient pour cet authentique vieux-croyant du communisme. Et de même en venons-nous progressivement à mieux comprendre, puis à aimer Petar Bajevic, tueur avéré qui rappelle le démoniaque Stravroguine à cela près que brûle, en lui, une flamme que sa fin christique (il demandera aux Allemands la grâce d’être crucifié) porte à l’incandescence.

Grand livre de l’expérience formatrice, où la souffrance leste chaque individu de son poids de vérité, Le Temps du Mal laisse au coeur une empreinte singulièrement lumineuse. C’est d’autant plus étonnant que l’auteur ne nous y épargne rien de l’abjection et de la sauvagerie humaines. Sans qu’on puisse lui reprocher la moindre complaisance morbide, il relate des séances de torture à frapper le lecteur d’insomnie. Et que dire de l’issue désastreuse de la plupart des vies dont son livre est pétri ? Or Le Temps du Mal, que n’éclaire le sourire d’aucun enfant, échappe à toute forme de désespoir ou de nihilisme. Cela tenant, sans doute, à la position fondamentale de l’écrivain par rapport à la vie et à ses semblables.

Romancier à l’empathie sans limites, Dobritsa Tchossitch fait dire à son mentor imaginaire, Ivan Katic, ces mots que nous pourrions, en conclusion, lui prêter sans risque de le trahir: «J’incline à penser que seul celui qui sait goûter la vie tout entière, souffrir de cette même vie entière et sans faille, rire et souffrir dans tout son corps et toute son âme, surtout dans son corps, celui-là seul peut et sait apporter le bien aux autres hommes».

JLK

Dobritsa Tchossitch, Le Temps de la Mort. Traduit du serbo-croate par Dejan Babic, 2 vol., L’Age d’Homme, 1991.

Le Temps du Mal. Traduit du serbo-croate par Slobodan Despot, 2 vol., L’Age d’Homme, 1990.

(Le Passe-Muraille, No 1, Avril 1992)

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