Le Passe Muraille

Dialogue autour du féodalisme syldave

Rorik Dupuis Valder

22/07/2020

– Assez. Je pars m’établir en Syldavie.

– Au royaume du pélican noir ? Notre démocratie ne te convient-elle donc plus ?

– La démocratie du peuple, oui. Celle du peuple élu, non merci, très peu pour moi.

-Je n’ai jamais su si tu étais une sorte de fasciste ou d’anarchiste, toi, finalement.

– Tout dépend du statut qui m’est accordé : lorsque je bénéficie de l’autorité, j’agis en fasciste, et lorsque je n’en bénéficie pas, j’agis en anarchiste. C’est, de façon assez puérile, par la surprise et l’opposition systématique que je m’affirme, vois-tu ?

– La cohérence du paradoxe, un sacré concept ma foi.

– D’autres s’affirment par la connerie systématique… Quoi qu’il en soit, j’ai beau essayer, tout ce qui relève de la convenance et de la complaisance m’est d’un ennui mortel. Les choses définitives m’angoissent. J’aime le sport avant tout.

– Tu ne serais pas, au fond, une sorte de fouteur de merde professionnel ?

– Oui, on peut le formuler comme ça aussi. Mais toujours en faveur des plus honnêtes et des moins cons, ce qui fait toute la différence avec les fouteurs de merde les plus visibles, qui ne cherchent qu’à satisfaire leurs petits intérêts personnels ou au mieux tribaux.

– Ainsi tu pratiques la justice par l’absurde.

– En quelque sorte.

– C’est ambitieux, bravo. En tout cas là-bas en Syldavie, il va falloir te tenir à carreau. On ne plaisante pas avec l’autorité, hein.

– Ah ? L’autorité serait-elle ainsi trop peu humaine au point de ne disposer unanimement d’aucune sensibilité humoristique ?

– Dans une certaine mesure, sans doute. 

– L’humour est-il culturel ? 

– Je crois, au contraire, qu’il est la seule réussite universelle parmi toutes les opportunités égalitaires. Car l’humour ne dépend d’aucun intérêt. Et c’est bien l’absence d’intérêt qui lie, durablement, les gens. 

– Bon, je ne la ramènerai pas, promis.

– Essaie, d’emblée, de manifester en public une quelconque forme de considération préventive pour la personne du roi, sinon tu risques d’être assez vite soupçonné.

– Soupçonné de quoi ?

– De tentative d’insurrection.

– Ah quand même.

– Il est d’ailleurs fortement conseillé d’avoir le portrait du roi chez soi. 

– C’est obligatoire ? Car tu connais mon…

– … Ton goût du minimalisme mobilier, je sais. Là, il va falloir faire un effort.

– Soit. Alors quelle serait, d’après toi, la taille minimale autorisée du cadre à suspendre ? Que je sache.

– Je me renseignerai, je te dirai. A priori, c’est une taille standard.

– Mais… une réflexion qui me vient : si le portrait du roi n’est pas obligatoire, les gens qui n’en disposent pas chez eux sont-ils, du fait de quelque insolente indépendance murale, inévitablement perçus comme suspects ?

– Ils le sont autant que les autres, à mon avis.

– Et la considération manifestement portée au roi serait-elle par ailleurs proportionnelle à la dimension du cadre choisi ?

– Eh bien il me semble que la flagornerie mobilière et l’excès de zèle décoratif en faveur de l’autorité royale s’avéreraient paradoxalement plus douteux, par le manque désespéré de mesure intellectuelle et de sobriété personnelle de leurs insignifiants promoteurs, que l’absence même de toute expression matérielle ou platement iconique d’une quelconque dévotion monarchique.

– Tu n’as pas tort. Il est vrai que la démocratie, au moins constitutionnellement, ignore ce genre de pratiques prostitutionnelles hiérarchisantes. Sociologiquement, cela s’annonce passionnant à étudier en tout cas.

– Enfin, il n’a pas l’air antipathique ce roi, mais il donne plutôt l’impression d’être passé à côté de sa vocation. 

– Pourquoi dis-tu cela ?

– Eh bien, je ne sais pas, vu son goût particulièrement prononcé pour la fantaisie vestimentaire, peut-être aurait-il été plus épanoui dans le secteur de la haute-couture, ou plus modestement du prêt-à-porter.

– Attends, tu es sûr que personne ne nous écoute, là ?

– Ne sois pas parano, allons, tu n’es pas encore parti ! Et il n’y a rien d’offensant dans ma remarque. Je suis, au contraire, bien plus sensible à l’expression d’un savoir-faire, comme celui de la couture, qu’à l’application d’une fonction de représentativité, comme celle du monarque. Mais sans doute est-ce là mon côté douloureusement pragmatique.

– Bon, d’accord pour le portrait du roi, je crois que j’ai trouvé un compromis intéressant : opter pour un cadre relativement grand à accrocher dans une pièce relativement peu fréquentée de la maison.

– Dans les chiottes par exemple ?

– Par exemple. Avec tout le respect, cependant, que je dois à l’autorité.

– En lui consacrant l’offrande aromatique de tes selles ?

– Je ne suis pas quelqu’un de particulièrement superstitieux, non.

– Tu exagères, il est plutôt beau garçon, Muskar.

– Non mais c’est par principe, tu comprends.

– J’espère que tu connais la trinité citoyenne du royaume : « Sujétion, Délation et Corruption » !

– Sans blague ? Un beau projet social, en effet.

– Tu verras, ils sont assez doués pour la centralisation. Là-bas, même le contre-pouvoir appartient au pouvoir. C’est plutôt bien foutu.

– C’est-à-dire qu’il faut s’y méfier de tout, même de ses propres sentiments amoureux ?

– Non, je ne crois pas. Ça, c’est à toi seul d’en juger a priori.

– Ah. L’amour est-il culturel ?

– Bon tu me gonfles avec tes questions.

R.D. V

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