Le Passe Muraille

Des gens plus qu’ordinaires

 

À propos de Poisson d’avril,  nouvelles de Mavis Gallant,

par Claire Julier

Les maisons des veuves sur la Côte d’Azur ont en commun le chintz à motifs à fleurs hypertrophiées et, partout, l’excès de meubles, pour la plupart de dimensions anormales».

Les personnages de Mavis Gallant sont en transit. Ils viennent d’ailleurs la plupart du temps d’Angleterre ou du Canada et se regroupent entre eux dans l’Europe des années 60, non par affinité, mais simplement parce qu’ils parlent la même langue et sont prisonniers des mêmes conventions. Ils vivent dans de modestes pensions de famille ou dans des villas de la Riviera spécialement construites pour leurs congénères nantis, dans un style «anglo-islamique désinvolte», au début du siècle et qui, depuis, n’ont cessé de se délabrer.

Leurs vies sont bien rangées, sans surprise et ils voyagent avec leurs habitudes, leurs rites. Partout où ils passent, ils recréent leur petit monde clos, perpétuels inadaptés. Ils ont pris un train, un avion avec leurs soucis dans la tête et arrivent dans un ailleurs – qu’ils soit en France, en Espagne, en Russie – avec ce même souci qui «ventouse» leur tête.

Mavis Gallant dit en une seule phrase l’essentiel de ces personnes déplacées. Elle les relie à une phase de leur histoire, à une appartenance sociale, à une caractéristique de leur physique correspondant à une vue de l’extérieur hâtive et simplifiée. «Malcolm discerne que le gardien n’est pas Français parce qu’il marche sur le gazon entre les immeubles d’habitation et qu’il est en bras de chemise».

Ces indigents dégagent un parfum particulier, celui d’une atmosphère confinée où la seule bribe de fantaisie reste intériorisée. Ils se fréquentent, bien sûr, assurés d’avance qu’ils ne risquent rien puisqu’ils appartiennent au même cercle social, mais ils se voient en s’ignorant, s’ignorant eux-mêmes et s’égarant dans leurs propres soliloques. Dans les trois parties du recueil, les personnages ont cette difficulté d’abandonner leur quant-à-soi et d’aller vers l’autre. Ils sont en mal d’appartenance, mais s’en protègent aussi. «Dans la zone neutre des tablées séparant les touristes anglais des Français étaient installés les Tuttlingen, de Stuttgart, et Mrs. Owens, qui était Américaine.»

Pour ces enfants en mal de paternité, ces jeunes femmes en mal de maris, des veuves en mal de confort, des individus en mal d’existence, la seule consolation est d’avoir des rêves de midinette, des envies de roman-photo. «Amabel se leva et s’étira pour que les Russes puissent apprécier ses cheveux, sa taille, ses bras minces et, pour ceux qui avaient la chance de les apercevoir, ses cuisses.» Leurs émotions se ternissent vite et la réalité la plus insipide met à nouveau la vie en ordre.

La description est souvent mordante, les paroles malheureuses ou retenues prisonnières mais, par ce qui perce dans ce qui n’est pas dit, ces vies gluantes de médiocrité et qui s’empêchent de prendre leur essor conservent un espace inatteignable où elles peuvent rire d’elles-mêmes. N’éprouvant aucun désir, elles trouvent dans les fauteuils en chintz et les maisons décrépites un espace où elles peuvent se ni-cher. «Sans rien dire de plus, les Plummer montèrent dans le taxi et retournèrent avec Amabel au cœur de leur isolement, où il n’y avait pas de place pour une tierce personne, mais celle-ci n’en savait rien, si bien que pour Amabel, l’année fut sauvée.»

Claire Julier

Mavis Gallant, Poisson d’avril, nouvelles (In transit). Traduit de l’anglais par Geneviève Doze, Fayard, 294 p.

(Le Passe-Muraille, No 22, Décembre 1995)

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