Le Passe Muraille

Des adolescents en colère

 

À propos d’Ailleurs, en ce pays, trois nouvelles  de Colum Mc Cann,

par Claire Julier

Trois instant de la vie d’adultes sont vus et racontés par des adolescents en proie à leurs propres contradictions, avec leur envie viscérale de vivre ailleurs en ce pays, des adolescents indignés contre la folie du monde, contre la chaîne des mourants qui dure indéfiniment, et qui, pour assouvir leur révolte, s’en prennent malgré eux à ceux qui leur donnent justement des instants de chaleur.

Le vieil homme du premier récit éprouve plus de tristesse que le jour où sa femme et son fils ont été renversés par un camion de l’armée, plus de tristesse que le jour où le juge a dit «personne n’est coupable, ce n’est qu’une tragédie», plus de tristesse que ce jour-là et tous les autres qui ont suivi parce que pour sauver, après tant de deuils, sa jument préférée, il lui faut laisser agir l’ennemi, pactiser avec lui. Souffrance insurmontable qui l’obligera, pour retrouver sa dignité, à supprimer de ses propres mains la preuve de sa trahison.

Dans Le Bois, pour des raisons de survie, une femme accepte à l’insu de son mari paralysé de faire des hampes de drapeaux pour les défilés orangistes. Le travail s’exécute dans la clandestinité et le mensonge.

La jeune femme de la dernière nouvelle, presque une enfant encore, s’installe avec son fils dans une caravane, loin de sa ville d’origine. Ils attendent, ils s’attendent à vivre le choc de la mort d’un de leurs proches puis-qu’il décline à heures lentes par décision de grève de la faim. Phrases brèves de l’un, de l’autre, dans l’attente de l’insupportable: une agonie interminable, délibérée, une mort que l’on se donne par choix.

Ce sont les adolescents — victimes et coacteurs des agissements de leurs aînés — qui racontent ce qu’ils observent, ce qu’ils ressentent, ce qu’ils emmurent au fond d’eux-mêmes pour ne pas s’y noyer. Ils vivent par adultes interposés. Ils sont nés, ont grandi dans un pays en guerre, bercés par les attentats, la peur des représailles, les discours de haine ou les silences si lourds qu’ils exhalent encore la haine, l’impossibilité du pardon. Ils sont nés les yeux grands ouverts sur la vie et dans l’inexplication de cette vie parce que d’autres tragédies prennent toute la place, que les adultes les vivent dans l’effroi de l’humiliation et que pour eux la douleur n’est jamais une surprise. Depuis des siècles, semble-t-il.

La tare du malheur

À mots brefs, dialogues pleins à craquer d’attentes déçues, Colum Mc Cann dit tout des ravages des guerres sur les innocents, leurs rêves détruits à jamais, leur enfance massacrée, dévastée sitôt commencée, l’adhésion à leur corps défendant aux convictions du clan. Parfois, ils hurlent au ciel leur solitude. Parfois, ils regardent les arbres qui semblent devenus fous. « Leurs troncs sont gros, solides et forts, mais les branches se giflent comme des gens en colère. » La vie est dehors, ailleurs, dans un pays où il n’y aurait ni violence, ni confusion, ni deuils, ni silence meurtri, ni tristesse inconsolable. Autour d’eux, il y a trop d’injustice, de méchanceté, de misère, de haine liée à un passé de guerre. La vie qui pourrait être faite d’un petit bonheur simple – des jeux de leur âge, émois d’adolescents, corps en effervescence, plaisir de sentir son corps, de le reconnaître entre fatigue de l’effort physique et trouble de l’éveil des sens – se casse, s’échoue sur le rivage de la désespérance, dans une injustice encore plus grande, transmettant de génération en génération la tare du malheur.

Ces pages frémissantes de poésie à l’état brut sortent de l’ombre les existences de ceux qui dansent au-dessus ou au-dessous du vide, parce que, pour eux, il n’y a que des choix impossibles. Par-delà «les larmes causées à faire déborder les rivières », des larmes aussi intarissables que celles versées dans Les Saisons de la nuit, reste à découvrir «la joie qui réside dans des choses simples qui ne demandent pas de mémoire », reste l’envie de retrouver son âge et de pouvoir le vivre sans plus être séparé de soi-même.

C.J.

Colum McCann, Ailleurs, en ce pays. Traduit de l’anglais (Irlande) par Michelle Herpe-Volinsky. Éditions Belfond, 2001, 144 p.

 

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