Le Passe Muraille

Dernières nouvelles de l’étranger

À propos de L’invasion des criquets de terre, de Rafik Ben Salah,

par Janine Mansard

Auteur de romans et de nouvelles, Rafik Ben Salah, né en Tunisie, établi en Suisse dont il a la citoyenneté, professeur au Collège de Moudon où il enseigne le français et la litté-rature, nous livre dix nouvelles qui sont autant de regards sur ce que signifie l’intégration en Suisse, quand on vient d’une culture totalement différente. Tant le titre que son complément: «nouvelles de la dérive ordinaire» affichent d’emblée le climat du livre: le lecteur sera confronté aux chocs des cultures qui remettent en question les certitudes.

La première nouvelle s’ouvre sur une forme de chant lyrique, où tout le problème de l’expatriation des damnés de la terre se trouve résumé dans cette plainte de Mamadou de Ouaga: «Nos dirigeants nous disaient: applaudissez au progrès, et nous applaudissions en bénissant nos Blanfaiteurs, voilà pourquoi, désencombrés de nos terres, nous sommes venus chez vous, chers blancs, amis, voilà pour-quoi!».

Mamadou, incapable de s’habiller à l’européenne, blessé par les propos racistes d’une vieille dans un tram, invente une petite revanche de démuni: il capte et avale, ni vu ni connu, le billet qu’elle tient dans la main au moment où elle l’accuse de resquiller auprès du contrôleur. L’«étreingey» est vu aussi par des «batoillards en pinte» mais qu’on ne s’y trompe pas: sous les traits d’esprits embués par l’alcool perce l’angoisse face au mystère incarné par l’autre. Lorsque l’auteur lui-même, fort de son titre universitaire de la Sorbonne, se présente au Collège pour «enseignéye», qu’entend-il: «Quoi? un Arabe, notre maître de français!»

Rafik Ben Salah se plaît à relever le parler des Romands qui se croient supérieurs puisqu’ils sont de langue française. Mais il n’y a pas que des Africains ou des Maghrébins qui doivent faire l’effort de s’adapter; les autochtones sont confron-tés eux aussi à toutes ces pe-sonnes qui viennent d’ailleurs et chamboulent leur univers. Voilà ce qui affolera un fonctionnaire fiscal de Mouthon, dans la nouvelle qui donne le titre au livre: L’invasion des criquets de terre, lorsque, en tournée de pintes à Lausanne, il découvre que, pour travailler et le servir, il n’y a plus qu’Africains ou Latino-Américains.

Deuil à la genevoise montre jusqu’où le poids de la tradition peut peser alors qu’on s’en croyait affranchi. Ou encore cette étrange Baignoire aux lapins où l’on voit un Maghrébin assimilé, pris d’un inexplicable blues, se livrant au sacrifice d’un lapin sensé le réconcilier avec les traditions ancestrales – mais la démons-tration virera au burlesque.

L’auteur se tient derrière tous ces personnages et son pouvoir d’empathie nous fait ressentir, dans un registre drôle ou grave, aussi bien les souffrances de l’exilé que l’angoisse et la peur de l’étranger chez les autochtones; c’est la réalité de tous les pays occidentaux qui ont besoin de la main-d’œuvre fournie par les étrangers nécessaires à l’économie.

A l’heure où l’on prévoit un métissage général de toutes les sociétés d’ici à 2030 – c’est-à-dire demain – ce livre prend une dimension particulière: il est un miroir des mises en pré-sence et des humiliations subies au quotidien et à tous les niveaux. Et le grand art de Rafik Ben Salah, c’est d’écrire tout cela en créant des mots nouveaux. Mais il y faudrait une page encore tant les trouvailles sont nombreuses et drôles.

J. M.

Rafik Ben Salah, L’Invasion des criquets de terre et autres nouvelles de la dérive ordinaire. l’Âge d’homme, 2009, 192p.

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