Le Passe Muraille

Dépersonnalisation

 

À propos d’Un médecin de campagne de Franz Kafka,

par Antonin Moeri

Professionnel central du monde de la santé, le médecin examine, établit un diagnostic, ordonne des examens, rédige des ordonnances et prescrit le traitement hospitalier qui s’impose. Celui que Kafka met en scène est appelé en urgence, par une nuit de neige, pour soigner dans un village voisin un garçon gravement atteint. Le cheval du médecin a crevé. Comment en dénicher un autre? Première surprise: deux chevaux aux flancs puissants, «le corps tout fumant de vapeur», jaillissent de la porcherie conduits par un valet inconnu. Celui-ci mord aussitôt la joue de Rose (la bonne) «qui court jusqu’à la maison, avec le juste pressentiment que son destin est inéluctable». Le médecin ne veut pas abandonner Rose aux agissements de cette brute, mais le traîneau est emporté.

«Dans la chambre du malade, l’air est à peine respirable». Tout le monde attend fébrilement le verdict du toubib qui ausculte le garçon en pensant à Rose: «Comment la retirer de sous le valet d’écurie?» Deuxième surprise: les chevaux passent la tête par la fenêtre pour regarder le malade, puis l’un d’eux pousse vers le plafond un hennissement bruyant. Diagnostic: le garçon est en bonne santé! Troisième surprise. Le docteur pense: «ce garçon peut bien avoir raison, moi aussi je veux mourir». Il se sent coupable d’avoir abandonné Rose. Il va refermer sa trousse et s’en aller quand le récit bascule dans une autre dimension.

Le médecin-narrateur est entraîné dans une zone qui lui échappe. Celle d’une communauté villageoise où mythes, rituels, traditions, croyances et gestes impriment à la vie un ordre qui n’est pas celui des gens dits éclairés. Le médecin modifie son diagnostic. «Oui, le garçon est malade. Sur son côté droit, dans la région de la hanche, une plaie s’est ouverte, grande comme la paume de la main, béante comme une mine à ciel ouvert (…) Des vers se tordent, retenus à l’intérieur de la plaie».

Les membres de la famille paysanne, des hôtes, les anciens du village saisissent le médecin, le déshabillent, le prennent par la tête et les pieds, le posent dans le lit, du côté de la plaie. «Des nuages viennent devant la lune, les têtes des chevaux bougent comme des ombres dans l’orfice de la fenêtre». Le malade déclare: «Ma confiance en toi est très limitée – Que veux-tu que je fasse? Ta plaie n’est pas si terrible».

Dernière surprise: le récit que le médecin fait au passé («je m’élançai sur le cheval (…) c’est avec une lenteur de vieillards que nous avancions dans le désert de neige») vire au présent («mon cabinet florissant est perdu (…) dans ma maison se déchaîne le répugnant valet d’écurie, Rose est sa victime (…) Nu, exposé au froid glacial de cette époque malheureuse entre toutes, je me traîne au hasard comme le vieil homme que je suis». Après l’irruption du fantastique (les chevaux jaillis de la porcherie puis observant le malade, le valet mordant la joue de Rose, la plaie béante du garçon), voici le temps du rêve ou de l’hallucination. «Jamais je n’arriverai comme ça chez moi».

Tiraillé entre ciel et terre, le lecteur a l’impression de voleter à l’étourdie derrière la pelisse du médecin accrochée au traîneau, hors d’atteinte.

Franz Kafka: «Un médecin de campagne», in «Dans la colonie pénitentiaire», GF, 1991

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