Le Passe Muraille

Découvrir Wallace Stegner

 

À propos d’Angle d’équilibre, chef-d’oeuvre exhumé,

par Pierre-Yves Lador

Un Maître de ce qu’on appelle parfois abusivement l’école du Montana (on sait que ces écrivains, Cormac Mac Carthy, Jim Harrisson, Thomas Mac Guane, Rick Bass, pour ne citer que les plus grands, célèbrent l’âme du continent, des grandes plaines aux Rocheuses, de la terre sauvage et de ses habitants), telle est la réputation de Wallace Stegner, mort à 82 ans en 1993. Son chef-d’oeuvre obtint en 1971 le Prix Pulitzer. Naguère il fut rangé par le New York Times dans les cent plus grands romans du siècle. Il vient seulement de paraître en France et encore avec l’aide du Centre national du livre, dans quelle époque vivons-nous ?

C’est de cette époque aussi que nous parle Stegner. Son narrateur, âgé, ronchon, unijambiste. souffrant toute la journée dans son fauteuil roulant de douleurs difficilement supportables, abandonné par son épouse, organise sa vie dans la maison de ses grands-parents. Oliver et Susan, où il trie les archives de Susan, afin d’écrire son histoire: les tribulations d’une jeune fille douée de la côte est, amie d’Augusta, riche héritière, et d’un cercle de poètes raffinés, qui, curieusement, va épouser un ingénieur aventurier, pionnier, inventeur, et ainsi nous entraîner à la suite de son sauvage de mari en sept lieux de l’Ohio à la Californie, en passant par le Mexique, entre 1868 et 1890.

Peinture des Etats-Unis d’après la guerre civile (qui est absente), en plein capitalisme sauvage, où l’idéal et les illusions des pionniers s’érodent au fil des jours. II faut, pour gagner, de la chance et surtout de l’habileté, voire de la malhonnêteté, c’est le règne des plus malins, c’est le moment où l’actionnaire l’emporte sur le laboureur et l’ingénieur. Et le récit rappelle constamment la situation du narrateur, historien cultivé, méthodique, voire un peu maniaque, aux prises avec la Californie des années 64 et suivantes, celle des hippies. Dans les trois romans de Stegner, ce thème de la thébaïde du vieil écrivain, plus stoïque que libéral, envahie, ou confrontée au désordre des jeunes, revient, lancinant. Les deux époques du récit s’éclairent réciproquement et la finesse du narrateur consiste à feindre de mal dissimuler ses mouvements d’humeur dont il laisse supposer que sa grand-mère en éprouva d’identiques généralement retournés contre eux-mêmes.

La sexualité victorienne qui engendra par effet de pendule la nôtre est évoquée avec tendresse, nostalgie et humour. Que dit-il de la relation saphique probablement platonique de Susan et d’Augusta: «En excluant la possibilité d’une innocence, le XXe siècle a rendu improbable cette sorte d’amitié: elle s’inhibe ou bien passe nécessairement à l’acte.»

On a parlé de stoïcisme, en tout cas l’abnégation, sentiment peu répandu aujourd’hui, imprègne non seulement le comportement de Susan, mais aussi celui du narrateur. La conscience est permanente chez les deux, osmotique, de cette fragilité générale qu’il faut au moins préserver. Sans ce perpétuel mélange d’amour réfléchi et de renoncement, tout se dégraderait, la famille disparaîtrait, le couple, le projet, le monde peut-être. Ces sentiments vécus par des êtres forts, volontaires et courageux, dont la libido est exigeante, mais maîtrisée.

Le récit surprend sans cesse dans ses aller et retour du présent au passé, du couple de Susan à celui du narrateur, de l’entourage varié des pionniers à celui de la maison de l’écrivain, sa voisine gouvernante, puis la fille de la gouvernante, à la chair trop généreuse pour la réserve du narrateur.

Angle d’équilibre, celui qui impose la stabilité aux tas de gravier ou de déchets mais aussi celui qui pacifie les humains et tout le roman est une mise en perspective du présent à la lumière du passé, une critique de la vie inconsciente, déracinée, que pourrait mener un contemporain (le fils du narrateur par exemple), il manifeste aussi la revanche d’un vieillard qui peut achever son livre et maîtriser sa vie et un fragment de l’univers alors que ses grands-parents furent vaincus par les lois du capital, la pression sociale, un mélange d’orgueil et d’amour, elle abdiquant ses rêves d’art et de mondanité pour son mari et lui son rêve de découvrir pour sa femme. Et l’art méconnu de sa grand-mère est restauré dans la magnificence subtile du récit du petit-fils. L’oscillation entre une vérité qui se crée au fur et à mesure, une réalité qui s’échappe, une utopie, un rêve, qui ne s’incarne jamais, engendre subti-lement une harmonie modeste et rare.

P.-Y. L.

Wallace Stegner, Angle d’équilibre, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Chédaillle, Phébus, 1999. Cet ouvrage a obtenu le Prix Pulitzer en 1971.

(Le Passe-Muraille, No 49)

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