Le Passe Muraille

Découvertes géologiques

À propos de Lignes de faille, de Nancy Huston,

par Jean Perrenoud

On a vu par le passé certains auteurs construire leurs romans pièce à pièce comme un puzzle ou une maison, ce qui revient d’ailleurs parfois au même. Ici, c’est plutôt à un véritable travail de géologue que nous convie Nancy Huston dans son nouveau roman. Le géologue est avant tout un chercheur qui tente de vérifier ses hypothèses (parfois fausses comme celle de Louis Agassiz sur la dérive des continents) et il se rapproche en ceci de l’enquêteur policier. Ainsi, comme un spécialiste des sciences de la terre, le lecteur va, au fil des pages du roman, avoir à faire à quatre couches géologiques successives qui vont l’emmener sur quantité de pistes différentes. A chaque fois, la somme de pages révélera le récit — le témoignage devrait-on écrire — d’un(e) enfant de six ans dont la vie va coïncider d’étrange façon avec certains événements de l’histoire contemporaine. Comme des carotages identiques effectués à des profondeurs différentes dans notre bonne vieille terre, le lecteur va passer de la strate 2004 à la strate 1982, puis 1962 et enfin 1944-1945. Les enfants s’appellent Sol, Randall (son père), Sadie (la mère de Randall) et Kristina enfin, aux nombreux pseudonymes, mère de la précédente et AGM de Sol. On trouve par ailleurs déjà cette thématique de quatre générations dans un précédent roman de l’auteur : Cantique des plaines, mais là une seule narratrice, Paula, qui parle de la vie de Paddon.

Ce qui, pour un géologue, crée véritablement l’intérêt de chaque couche géologique, ce sont précisément les lignes de faille (titre du roman), ces vulnérabilités qui apparaissent dans le sol et qui annoncent de terribles zones de danger. La faille de San Andrea en Californie est ainsi l’un des points du globe le mieux surveillé des sismographes : un seul de ses mouvements peut en effet détruire Los Angeles ou San Francisco. Et pourtant, des millions d’individus vivent sur ces plans de rupture en de nombreux points du globe.

Chaque récit est en effet ponctué de moments dramatiques, de ruptures qui marquent l’enfant à jamais : les images des tortures d’Abou Ghraïb en Irak disponibles sur le web ; le massacre de Sabra et Chatila au Liban ; les missiles de Cuba, la shoah et… les Lebensborn, sortes de laboratoires pour fabriquer des petits Aryens de pure race blanche. Voici pour les grandes failles. Il en est cependant de plus petites, qui n’en sont pas moins dévastatrices pour un enfant de six ans.

Les tremblements de terre, comme les massacres humains, détruisent, mais laissent des témoins et des survivants qui, tôt ou tard, parlent. Ici, quatre enfants résument à merveille, par leur autobiographie sur un an, soixante ans d’humanité. Mais la force du roman de Nancy Huston est bien de ne pas s’appesantir complaisamment sur les grands drames contemporains et de rester attacher au quotidien. Sol :

« C’est l’éveil. Comme quand on appuie sur l’interrupteur et que la pièce se remplit de lumière. Dès que je sors du sommeil, je suis allumé alerte électrifié, tête et corps en parfait état de marche, j’ai six ans et je suis un génie, première pensée du matin. » Randall : « Les branches feuillues de l’hibiscus se penchent en courbe vers le sol et ça fait comme une niche vide au-dessous, une cachette parfumée où personne ne peut nous voir » Sadie : «Je lis de mieux en mieux et de plus en plus vite, je lis comme si ma vie en dépendait, lire est mon seul et unique talent, si on me disait que je n’ai plus le droit de lire j’aurais une crise d’apoplexie et j’en mourrais. » Kristina : « La veille de Noël, quand le jour commence à tomber, on se ras-emble tous dans le salon et mère n’allume pas le feu dans le grand poêle de faïence, elle allume seulement les bougies blanches sur l’arbre de Noël. »

Et c’est bien dans le quotidien de ces quatre enfants qu’on trouve les vraies cassures, les vraies fragilités : un grain de beauté à opérer, un amour pour une jeune Palestinienne, un autre grain de beauté comme un stigmate ou une écharde plantée peut-être, une poupée enfin et un autre grain de beauté qu’on presse quand on chante. En s’enfonçant dans le passé, à la recherche des ancêtres, des racines, on découvre de nouvelles richesses aux chapitres précédents, ainsi : « La porte de ma chambre est entrouverte. Quand je regarde par la fente pour voir ce qui se passe, je n’en crois pas mes yeux : les deux vieilles femmes se disputent pour une poupée», récit de Sol en page 128 qui ne trouve sa vraie réponse qu’en page 471 chez Kristina : «Je traverse la pièce en courant et me jette sur la valise, la fébrilité me rend maladroite mais je réussis enfin à l’ouvrir. Nulle trace d’Anna-bella.» En terminant l’ouvrage de Nancy Huston, le lecteur a ainsi un grand travail de relecture à entreprendre : éclairer le présent par la découverte du passé. A l’heure où deux lois iniques viennent d’être adoptées en Suisse, un roman comme celui-ci prend tout son sens : si nous nous penchions avec modestie, chacun de nous, sur notre propre héritage familial comme Sol, Randall, Sadie et Kristina nous y invitent, nous découvririons certainement des lignes de faille qui nous rendraient peut-être plus modestes sur nos origines et plus accueillants face à l’autre venu d’ailleurs. N’est-ce pas d’ailleurs le Talmud qui dit «n’oublie pas que, toi aussi, tu as été étranger au pays d’Egypte » ?

L’étonnant, dans l’écriture de Nancy Huston, est qu’on a, au premier abord, quelque peine à admettre l’âge du narrateur (un enfant de six ans parle-t-il réellement comme cela ?), mais qu’on se laisse cependant prendre par la fiction du récit autobiographique. Et c’est peut-être cela l’étoffe des chefs-d’oeuvre : créer une illusion flagrante pour mieux nous emporter vers des lignes de rupture.

J.P.

Nancy Huston. Lignes de faille. Actes Sud / Leméac, coll. Un endroit où aller. Paris, 2006. 496 pages.

(Le Passe-Muraille, No 71, Janvier 2007)

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