De proses déprosées en rimes dériddées
À propos de Exuvies Électriques
de Michel Bulteau
et Matthieu Messagier
par Fabrice Pataut
On aurait tort de croire que l’écriture dissociative, automatique ou agrammatique se répète sans souci des dispositions particulières des praticiens. La preuve en est qu’avec ces Exuvies Électriquesde Michel Bulteau et Matthieu Messagier, on passe sans s’en douter du meilleur lambswool des pull-overs lycéens (un peu mous, col en V, ronds de cuir aux coudes) à l’impertinence du stretch moulant (extensible, indéformable, futuriste).
Il y a dans ces peaux sèches récupérées pour la postérité par les Nouvelles Éditions Place, quelque chose de burlesque et d’enjoué, et comme une méfiance envers la nostalgie, toujours un peu nigaude, pour les anciennes audaces. Pour peu que le latin s’en fût mêlé, on aurait eu, je crois, des fratrasies macaroniques. Mais nous sommes ailleurs, décidément, et le cut-up cher à Gysin puis à Burroughs nous offre pour le début du vingt-et-unième siècle quelque chose de délicieusement français, de parfaitement autochtone et métropolitain, quelque chose d’aussi french que la nrf ou le gris perle, lequel remonte à Louis XIII.
De 1967 à 2017, Bulteau et Messagier ont écrit à quatre mains les poèmes et essais ici recueillis, contraints tantôt par la paronomase : « dans le bruit de fond, je fonds » (p. 8), « colosse de fosse » (p. 43) ; tantôt par la juxtaposation anachronique : « Robert de Billy/ Let’s go surfing » (p. 25) ; tantôt par les apartés malins : « pas bon pour la santé » (p. 35), les rapprochements surréalistes (au sens d’incongrus) : « jupes d’électrons » (p. 50), le mélange du cultivé et du populaire (Démocrite/Louis Mariano) (p. 8), et les onomatopées : « chilp chilp […] tchurr tchurr […] titititik » (p. 51).
Enclines aux anglicismes, mais sans entêtement, ces exuvies laissent la prosodie du rock et du be-bop s’immiscer à bon escient, si l’on m’autorise cet oxymore. De manière que le Isty Bitsy Teen Weeny Yellow Polka Dot Bikiny (notez le i grec fautif), côtoient thé, huîtres et mandarins (pp. 80-81), lesquels lui sont indéniablement réfractaires. Qui porterait un vêtement si minimal ? Soit Jayne Mansfield, et l’on pencherait alors en direction d’Hollywood dans son incarnation du glamour un peu cheap, soit—et c’est tout autre chose—Dolores Haze. Humbert Humbert pourrait vouloir l’initier à ces trois choses. Au thé pour instruire du goût anglais, aux huîtres pour aller à contresens de la cantine du camp Climax, aux mandarins pour rêver de la Chine du fond d’un lit king size de motel du Midwest.
La prose déprosée—oui—, mais aussi la rime dérimée et le cut-up pour ainsi dire décutupé, notamment dans le texte le plus récent et le plus prosé des sept (2017), Pléonasme & Fortune. Pour commencer, on dirait des noms propres. Il y a là le titre d’un oratorio, à la manière d’Acis & Galatée, où les personifications d’une figure de style et de la puissance distributrice du bonheur et du malheur en parts inégales s’affrontent.
Je parie d’ailleurs que c’est bien le cas. Si « Polichinelle, sur beau papier, navigue » (p. 9), si, plus loin, des grives « se goinfrent […] de disques de Fats Domino » (p. 20) et si, plus loin encore, un « fakir, champion de dés […] savait lire dans la crête de coq inconnu » (p. 32), c’est bien que la Fortune nous joue des tours. Quant à Pléonasme, il se cache non pas dans les répétitions malheureuses dont tout un chacun pourrait se moquer, mais dans la redondance ou, mieux, dans la pléthore (au sens ancien de plénitude) et la superfluité de l’écriture débarassée de la syntaxe abusive, de la ponctuation fastidieuse et de la frousse du non sequitur. On se moque bien de savoir si un mot saisit mieux la chose qu’un autre, ou même si la chose en est distincte. Si, comme on nous le rappelle ailleurs, « Passy, c’est tout de même moins loin que Bir-Hakeim » (Proses bien déprosées, p. 75), c’est que le mot et la chose cachée derrière s’échangent volontiers leur place comme aux chaises musicales.
Ce n’est pas la musique qui manque ici, tantôt cacophonique, varésienne et explosive, tantôt contrapuntique et même proche du motet polyphonique. C’est quand elle se fait discrète, intime et retenue à la Tallis ou à la Byrd qu’elle se livre avec le plus d’ingénuité. On est assis dans le fauteuil, on profite des accoudoirs et de l’appui-tête garni d’une petite dentelle, on regarde le néon qui brûle, dehors, à l’américaine, jusqu’à l’aube. On pourrait être aussi bien clermontois que manhattanite, et on lit ceci, au réveil : « Le lanceur de pommes n’avait pas osé dire qu’il était unijambiste » (j’ai perdu la page).
Flûte, alors…
Et s’il l’avait osé… ? se dit-on, encore ensuqué. S’il l’avait osé dans un monde différent, mais parallèle aux exuvies de Bulteau et Messagier ? Je n’ose soupçonner ce qui serait arrivé. Sans doute aurions-nous eu d’autres dépouilles. Peut-être bien moindres, après tout. Au moins celles-ci sont-elles les nôtres.
F.P.
Bulteau &Messagier, Exuvies électriques. Nouvelles Éditions Place, Paris, 2019.