Le Passe Muraille

De ma fenêtre

 

Une page de Georges Borgeaud en marge de ses Mille Feuilles...

Je ne manque jamais, à la Toussaint, de me poster derrière les fenêtres de mon appartement. Elles donnent sur toute la superficie du cimetière Montparnasse. Cette vue ne m’a, à aucun moment, paru désolante, tout au plus surprenante, la nuit, sous la blafarde lune. Il y a bien longtemps que je me suis concilié les morts de mon panorama et qu’avec eux j’entretiens des relations de bon voisinage. Ils sont à demeure et bien sages dans leurs petits édifices qu’ils occupent, la plupart du temps à plusieurs et d’une génération à l’autre. Baudelaire est là, au côté de sa mère et de Monsieur le Général Aupick.

Assurément que ces menus bouquets déposés sur la pierre, durant toute l’année, n’ont jamais été destinés au Général. Non loin, est ensevelie cette morte du nom d’Amélie d’Ormenans qui n’a plus personne pour venir réchauffer, d’un petit souvenir, son tombeau romantique et qui, sans défense, doit le regarder dépérir, s’effriter, malgré la concession à perpétuité, le voir servir de dépôt aux balais des gardiens et à l’arrosoir municipal. La famille d’Ormenans, je suppose, a dû s’éteindre tout entière, brisée par le chagrin, peu de temps après Amélie. L’administration a condamné à la démolition la chapelle funéraire et l’a marquée comme un arbre de la forêt désigné à la hache, d’une sauvage croix de minium. Qui es-tu Amélie d’Ormenans ? L’inscription est muette sur ton âge et tes qualités. Qui, le jour de ses obsèques, aurait osé, sans attenter à la gloire d’Amélie, prévoir qu’il ne resterait d’elle qu’un nom et un prénom ? Je la vois sœur de Clara d’Ellébeuse, ou, sinon, une belle d’époque qui faisait rouler son phaéton dans l’avenue du Bois.

Donc, en ce jour de la Toussaint, je regarde le va-et-vient des visiteurs, entre les tombes. C’est un affairement retenu, de brèves conversations murmurées. On dirait que des remords subits ont saisi cette foule et qu’elle essaie, en un jour, de racheter de l’oubli ses morts. C’est une foule morose, pleine d’attentions, recueillie, vêtue de grisaille. Embarrassée de fleurs, laïquement pieuse, elle s’arrête devant ses tombes, se demandant comment honorer le mieux les morts qui sont là, sous un peu de terre, on ne sait dans quel état, Voilà vingt ans, dix ans, hier, qu’ils ont quitté le foyer… Comme cela paraît loin aux survivants, impensable, irrémédiablement hors de l’entendement. Une larme coule, on l’essuie vivement avec un mouchoir propre, puis l’on s’en va.

Autour d’un caveau, de jeunes moines disposent des fleurs. Les Pères de la Communauté qui, comme disent les manuels pieux, ont quitté leur enveloppe terrestre, sont enterrés là. Sur les visages des novices, aucun signe de désolation ne s’inscrit. La règle de l’ordre leur fait une obligation de penser quotidiennement à la mort. La grande ennemie, pour eux, est jugulée. Pas de tristesse extrême à dévoiler devant elle, ni de regrets, encore moins de désarroi. Le père prieur entonne une antienne de l’office des morts et le plain-chant bienfaisant monte jusqu’à mes fenêtres. Qu’il est doux d’avoir de l’espérance !

A côté de là, quatre femmes, amies inséparables dans la vie, quatre sœurs, peut-être, sont venues arracher le chiendent d’une tombe. Sous la terre grise, les petits racloirs qu’elles manient alertement laissent apparaître un terreau noir comme celui des forêts. Ces femmes sont des abeilles actives, pressées, sans réflexion, qui plantent quatre pots de chrysanthèmes aux quatre coins du tertre. Puis elles s’en vont, bavardes, contentes de la besogne accomplie.
Je ne sais pourquoi, il me vient à l’esprit ce beau vers néfaste et dissolvant de Milosz: Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi.

G. B.

(Ce texte a paru pour la première fois dans la Gazette de Lausanne, le 19 novembre 1955. Merci à Olivier Daulte de la Bibliothèque des Arts de nous l’avoir transmis).

(Le Passe-Muraille, No 39, Décembre 1998)

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