Le Passe Muraille

De l’excellence du thé et des chats

À propos de divers aspects des civilisations bien tempérées,

par Christophe Calame

«En Egypte, le Gouvernement défend la vente et le commerce du hachisch, à l’intérieur du pays du moins. Le gouvernement égyptien a bien raison. Jamais un Etat raisonnable ne pourra subsister avec l’usage du hachisch» déclare le jeune Baudelaire dans son article Du vin et du hachisch. Ne manquons pas à notre devoir civique et signalons encore à nos autorités quelques autres ferments de décomposition politique: le thé et les chats. Le chien veille sur son maître, il chasse, il court, il hoche la queue avec satisfaction quand on lui donne un ordre; le chat, lui, dort toute la journée, se frotte dans les jambes de son maître quand il a faim, puis s’en va tout seul égorger ce qui l’amuse au coeur de la nuit.

Le chien donne à son maître l’envie de saisir ses armes; le chat donne à son maître l’envie de dormir. Le café réveille, durcit l’esprit, clarifie les affaires, assèche et raccourcit les conversations inutiles; le thé, lui, appelle la station assise, demande un long rituel, pousse au papotage et à la procratination, à la rêverie. Le café engage, le thé désengage. Un buveur de café ne regarde pas par la fenêtre comme un buveur de thé: le premier va se jeter dehors, tandis que le second semble savourer l’existence même de la vitre.

Dans son Histoire des stimulants, Wolfgang Schivelbusch, après avoir reconnu au café toute la paternité de la civilisation capitaliste et calviniste, lui concède en plus un rôle anthropologique unique: le café a arraché l’homme de l’Occident à l’alcoolisme dans lequel il baignait depuis toujours (un petit déjeuner chez Ménélas, dans l’Odyssée, c’est viande rôtie et vin doux). Au café puritain et son «ivresse sèche» Schivelbusch oppose le chocolat catholique et contre-réformé, qui redonne des force aux belles pécheresses, ranime les libertins au matin, mais stimule l’érotisme sans jamais exciter l’esprit (car on peut toujours expier des actes en confession, mais jamais des conceptions). Mais il ne fait pas la part très belle au thé: imposé selon lui par le monopole de la Compagnie des Indes, vendu dans les mêmes établissements que le café, le thé agirait sur l’organisme par la même substance active, la caféine. Les médecins de l’Age classique lui accordent les mêmes vertus, conformes à l’idéal de l’Aufklärung: soulager les maux de tête, chasser le spleen, fortifier l’estomac, renforcer la mémoire, prévenir les cauchemars des «grands mangeurs de viande». Le chocolat est un choix de société, pas le thé. Tout à son propos, — faire reconnaître désormais le hachisch comme un élément de notre culture —, le disciple de Walter Benjamin ne voit pas dans le thé tout l’art de vivre contemplatif qui vient s’y loger.

Ananda, disciple du Bouddha, se coupa les paupières pour ne pas s’endormir en méditation. Il en sort les deux premiers arbustes de thé. «Une pièce claire, une table et un lit. De doux effluves s’échappent de la théière posée sur le feu. Seul, perdu dans mes rêveries, je songe et un souffle pur m’envahit».

«L’essence des monts clairs», ainsi s’appelait dans le Céleste Empire le genre littéraire suscité par l’évocation du thé. Et chez les Anglais, plus que tous les Européens accordés à l’Asie, c’est le cottage de l’english opiumeater, grand lecteur de la métaphysique allemande: «Les bougies allumées à quatre heures, un bon foyer, de bons tapis, de lourds rideaux ondoyants jusque sur le plancher, une belle faiseuse de thé, et le thé depuis huit heures du soir jusqu’à quatre du matin». Les seigneurs japonais interdits de politique se réunissaient, eux, pour la cérémonie codifiée à l’extrême du thé. Dans l’ancienne culture japonaise même (celle qui n’existe plus que dans les études d’orientalisme), n’avoir pas assez ou trop de «thé», c’est être trop ou trop peu sensible.

«Le chat n’apparaît ni dans l’Ancien Testament ni dans les Evangiles» fait remarquer le chat qui a écrit L’Histoire de l’homme racontée par un chat (on ne peut que signaler aux autorités ecclésiastiques qu’il en est de même du thé !). Le chat est égyptien comme le thé est bouddhique (mais les Chinois, qui n’avaient pas encore compris l’essence du nirvana, avaient refusé d’accorder aux chats la protection impériale sous le prétexte qu’un chat s’était endormi pendant les funérailles du Bouddha !).

À part Richelieu, qui conduisait la Guerre de Trente ans avec onze chats dans son cabinet dont le plus gros s’appelait Lucifer, et Napoléon qui déclara dans son Code que le chat «est sans contredit un meuble protégé par la loi», les chats ont manqué de grands protecteurs dans l’histoire. D’où les félicides délirants du Moyen Age et de l’Age classique. Mais à l’abri des monastères et des appartements bourgeois, les chats bien assis sur leur queue enroulée, indifférents à l’évolution de l’éthique, regardent l’homme se battre et forniquer, lire et écrire. «Que serait la littérature, se demande le même chat, si, couchés sur la feuille de l’écrivain, nous ne lui avions pas suggéré d’écrire lentement, de tempérer l’emballement de sa plume car l’inspiration est un mythe et l’oeuvre ne peut naître que d’un long travail de préméditation ?».

C.C.

Le Livre du thé, conception Marc Walter, préface Anthony Burgess, Flammarion, 1991.

Wolfgang Schivelbusch, Histoire des stimulants, Le Promeneur, 1991.

Wou Tche-he, Chine, l’art du thé, Editions Philippe Picquier, 1991.

Akhénaton, L’Histoire de l’homme racontée par un chat, Quai Voltaire, 1992.

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