Le Passe Muraille

Contes de la vie rêvée

Sur Le Contes des jours volés d’Anne-Lou Steininger,

par JLK

L’esprit u conte, et l’art qui en découle, sont assez chichement représentés dans la littérature romande, si l’on excepte les oeuvres de S. Corinna Bille et, plus récemment, de Jean-François Sonnay, ou celle de l’auteur plus effacé que fut Jean-Paul Pellaton, qui toucha cependant au réalisme magique avec d’étonnantes réussites, dans la filiation d’un Buzzati. Or c’est précisément à ce conteur crépusculaire qu’on songe en lisant Les Contes des jours volés d’Anne-Lou Steininger, autant, pour leur étrangeté cocasse et leur lyrisme plus ou moins délirant, qu’aux récits épars d’un Henri Michaux.

Un premier contrat à contrainte, évoquant aussitôt le défi de Shéhérazade, oriente la suite de ces contes à multiples voix et tonalités, qui oscillent entre l’interrogation philosophique et la fugue poétique, l’évocation nostalgique (par exemple dans Le clin d’oeil du lièvre, qui figure la perte de la sauvagerie enfantine par le truchement d’une scène onirique d’une grande beauté) ou la charge symbolique grinçante (rappelant précisément Buzzati, Kafka ou Kadaré), dont la meilleure illustration est sans doute Le musée des mémoires humaines.

La hantise du temps qui passe, le caractère aléatoire, sinon accidentel, de nos vacations terrestres, les vertiges sensoriels ou psychiques à résonances métaphysiques, ou les peurs plus élémentaires, les angoisses affleurant quelle soupe originelle, nourrissent autant de visions, de rêves éveillés, de réflexions plus explicites (au risque de tomber à plat, comme dans la représentation du paradis de Sur mesure ou le discours consacré à La liberté), de fables plus élaborées ou de contes portés par la fantaisie imaginative et la furia verbale de la prosatrice, touchant par-fois à la féerie.

Le talent littéraire d’Anne-Lou Steninger avait été très remarqué, déjà, lors de la parution de La Maladie d’être mouche (Gallimard, 1996), premier recueil de proses ciselées et baroques traduisant indéniablement une vision personnelle, qui s’est cependant approfondie depuis lors, en se simplifiant du point de vue de l’expression. De fait, son univers poétique a acquis une nouvelle densité et plus encore : une sorte de gravité dont procède un surcroît de liberté, comme si le subconscient, face à l’irrémédiable, se faisait plus follement joueur, dans le sillage de cette insaisissable jeune fille (Elle) folâtre, symbole de vie, de grâce et de liberté, qu’on entend quelque part «jouer cet air inachevé sur un piano aux touches d’eau — ce piano, tu t’en sou-viens, qui n’arrivait à bout de rien, mais dont les notes titubantes avaient la saveur beur-rée du thé noir et des tuiles aux amandes, le mercredi après-midi, quand tu avais leçon de solfège et de pluie».

C’est enfin un livre imprégné de nostalgie et de malice que Les Contes des jours volés, bruissant d’anges et de mots magiques voués à l’exorcisme de tout ce qui se dégrade et s’effondre en nous, plein aussi de violence « retournée » et d’effroi conjuré.

«J’habite une demeure où les jours ne se ressemblent pas, lit-on en conclusion, un palais frémissant de poussière chancelante. La pluie le ravine, le soleil et le vent l’allègent allègrement. Ses formes fondent, se lissent et s’adoucissent — comme les miennes, ma chère! C’est ainsi que je l’aime. Et mon enfance s’éternise. Ame de mon château et vous, mes os légers et blancs comme du bois flotté, dites à ceux qui viennent demain sur cette dune:

Il n’est de vrai château que de sable, De temps heureux que celui que l’on perd… »

JLK

Anne-Lou Steininger. Les Contes des jours volés. Bernard Campiche éditeur, 220 pages.

(Le Passe-Muraille, No 67, Novembre 2005)

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