Le Passe Muraille

Connaître le loup en soi

Deux bons bougres d’ Olivier Sillig

Par Pierre-Yves lador

Roman charnu, violent comme une orchidée, mais écrit par un moraliste. On pourrait le définir comme un roman d’aventure, n’était cette constante préoccupation morale, voire comme un roman picaresque, n’était son optimisme constant. Ce serait un romanhistorique, anthropologique,philosophique, un roman d’éducation, d’initiation.

L’action, qui débute à Lausanne vers 1706, est écrite par un fils de notaire. De l’agression par un brigand du Jorat, à la fuite vers l’Amérique, l’engagement à moitié involontaire dans les troupes autrichiennes, les champs de bataille de l’Europe, l’appren-tissage de la chirurgie, la navi-gation dans la mer des Sargasses, le naufrage, la rencontre des Indiens et mille autres péripéties jusqu’à la retraite et la mort en 1778 àl’abbaye du Thoronet, rien n’est passé sous silence, des blessures reçues, des pertes,des tortures, des viols, des meurtres, de la violence et de l’injustice permanente. Mais la plume alerte et imagée, les descriptions vivantes et surtout le ton étonnant qui laisse la lumière, l’amour, le sens de la réparation, la liberté, la vie en un mot éclater de bout en bout en font un roman exceptionnel.

En effet, l’auteur et le narrateur réussissent à faire passer les horreurs de l’histoire dès le début, en montrant comment le pragmatisme associé au scepticisme, à la confiance en l’autre, à la foi en la vie et en des forces inconnues mais reconnues et progressivement à la sagesse, triomphent du mal ou le cas échéant permettent d’accepter son triomphe sans y participer.

Ce n’est pas le meilleur des mondes de Voltaire mais lavolonté de plus en plusconsciente des deux héros dedevenir responsables, de vaincre leurs peurs, de la mort en particulier, et surtout d eprêter attention aux autres en refusant d’exercer un pouvoir sur autrui qui éclaire le roman.

En des épisodes magnifiquement mis en scène, cinématographiquement parlant, le narrateur réussit à nous montrer l’homosexualité, par exemple, de façon positive (le brigand du Jorat viole le fils du notaire qui l’encule en retour, réalisant sans doute dans cette scène inaugurale à la fois qu’ils ne sont pas homosexuels et à la fois qu’ils ne veulent pas exercer de contrainte sur autrui) ou l’amour à trois des deux compagnons avec Hilda la Hollandaise violée qui réapprivoise patiemment son corps après des mois de vie commune chaste dans un village enruine. La rencontre avec les Indiens ou l’initiation avec le sorcier sont aussi des scènes très fortes.

Si l’on ne saurait affirmer qu’il s’agit de la vérité anthropologique, qui d’ailleurs prétendrait qu’il y en a une ? onpeut sans hésiter dire qu’ils’agit du meilleur roman de Sillig qui n’en est pas à soncoup d’essai. Il reprend les mêmes thèmes (violence, sexualités qu’on pourrait dire marginales, civilisations étranges, dépaysement dans le temps et l’espace, filiation et paternité, humanité), et les porte ici à leur point d’incandescence.

Je ne suis pas sûrque les hommes aient besoin de la folie du pouvoir des puissants pour laisser courir le loup en eux mais je crois volontiers que de connaître son loup, de le reconnaître, permet l’attention à l’autre et d’éviter l’abus de pouvoir.

P. Y.L.

Olivier Sillig.Deux bons bougres. Encre fraîche, 2006, 

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