Le Passe Muraille

Comme une rêverie réaliste

En lisant Trop de bonheur d’Alice Munro. Dix nouvelles modulant une inépuisable observation sur le monde tel qu’il est, avec un talent sans pareil,

par Livia Mattei 

Alice Munro avait passé le cap de ses 78 ans lorsqu’elle publia ce recueil de dix nouvelles plus étonnantes les unes que les autres, prouvant une fois de plus son exceptionnelle pénétration de la psychologie humaine et des avatars de la société en constante mutation sur fond de passions sempiternelles et de métamorphoses existentielles. Plus encore: ce recueil, peut-être son meilleur, illustre son inépuisable imagination narrative et l’originalité des projections formelles de celle-ci.

Ce recueil s’ouvre sur une nouvelle nous confrontant à une folie meurtrière et s’achève avec une sorte de bref roman, merveilleux portrait de femme inspiré par la biographie d’une mathématicienne d’origine russe.

 

1. Dimensions ****

La figure du psychopathe est très présente dans la littérature contemporaine, et pas seulement sous l’égide du polar. Or les gens on beau parler de « fou criminel » à propos de Lloyd, le père de ses trois enfants: la narratrice voit surtout en lui un « accident de la nature » et continue de lui rendre visite dans l’institution où il est incarcéré.

De ce triple infanticide évoqué en cinq lignes quant aux faits précis, la nouvelliste tire un récit d’une trentaine de pages modulant le point de vue de Doree, qui continue de rester attachée à celui qui est taxé de « monstre » par son entourage, sans lui céder en rien pour autant.

Quant à la nouvelliste, elle semble scruter le double mystère de ces deux personnages, non sans se concentrer sur la survie de Doree et sa façon de « retourner » l’horreur, notamment à l’occasion d’un autre drame impliquant un enfant.

2. Fiction ****

Pierre Gripari, lui aussi grand nouvelliste, me déclara un jour qu’il ne suffit pas d’avoir quelque chose à dire: qu’il faut, aussi, avoir quelque chose à raconter.

Or c’est ce qu’on devrait se rappeler en lisant les nouvelles d’Alice Munro, qui non seulement a beaucoup de choses à dire mais raconte souvent deux ou trois histoires en même temps.

Mais que raconte-t-elle donc dans Fiction, et pourquoi ce titre ?

Les titres des derniers recueils ressortissent souvent à l’abstraction, sans que la matière en soit plus cérébrale pour autant. En l’occurrence, Joyce, la prof de piano, devient sujet de fiction à son corps défendant se retrouvant aussi bien dans le roman d’une jeune femme qu’elle a connue enfant et à laquelle elle n’a guère prêté attention.

Là encore, il est question de perception enfantine et de sentiments exacerbés restés secrets, ou simplement inaperçus. Mais on verra que le titre a lui aussi un double fond…

3. Wenlock Edge ***

Il s’établit souvent, dans les familles, des liens plus ou moins inattendus entre personnages apparemment peu faits pour communiquer, cousins disparates ou nièces et oncles devenant soudain complices on ne sait trop pourquoi.

C’est précisément ce type de relation qui rapproche la narratrice, étudiante à London (Ontario) du cousin de sa mère Stevie Potts, qu’elle appelle « le Vieux Popotin » et qui semblée voué à l’état de célibataire.

Rien de particulier ne se passe, pourtant, entre la jeune fille et cet aîné plus ou moins paternaliste, jusqu’à l’apparition de Nina, colocataire de la narratrice qui a déjà plusieurs vies derrière elle et va donner une couleur d’étrangeté au récit, aux confins du conte érotico-fantastique (pour ce qui concerne la narratrice) et de l’accident de parcours existentiel hautement improbable.

4. Trous-profonds *****  

Là, c’est carrément la merveille: une espèce d’élégie existentielle, pas loin du chef-d’oeuvre par sa limpidité narrative.

Comme dans les récits de Fugitives, cette histoire d’un ado surdoué, accidenté en ses jeunes années, jamais vraiment reconnu par son père à l’ego envahissant, et qui disparaît pendant des années après avoir plaqué ses étude sans crier gare, reflète quelque chose de profond de notre époque, qu’on pourrait dire le désarroi des immatures de tous âges.

Perdre un enfant, au sens propre, est sûrement l’une des pires épreuves que puissent affronter des parents. Mais le perdre « au figuré », comme on dirait banalement qu’on l’a « perdu de vue », relève également de l’horreur vécue, ici imposée à Sally par son fils Kent, longtemps disparu et qu’elle retrouve, par hasard, des décennies plus tard, transformé en espèce d’apôtre christique tout pareil aux « saints » marginaux qui rejettent le Système et prônent l’altruisme en égoïstes caractérisés. Au passage, on relèvera l’allusion au rejet apparent  de Marie par son Christ de fils lui lançant: « Femme, qu’ai-je à faire avec toi ? », parole moult fois interprétée et que Sally prend au premier degré, en femme d’aujourd’hui peu portée à croire que son propre fils va changer de l’eau en vin…

5. Radicaux libres ****

Alice Munro touche parfois au genre noir, comme dans cette nouvelle évoquant la rencontre « à suspense » d’une femme d’un certain âge qui a perdu récemment son conjoint et voit débarquer, dans sa maison isolée, un type qui lui révèle bientôt qu’il est en cavale après avoir lavé, dans le sang, ce  qu’il estimait une injustice.

D’une intrigue relevant plus ou moins d’un standard, rappelant tel roman de James Ellroy ou tel autre du Simenon « américain », la nouvelliste tire un argument bien à elle, portant sur le sentiment de culpabilité ancré en chacun de nous.

En l’occurrence, l’éventuelle victime du fuyard se défend en retournant la situation de façon bien inattendue puisqu’elle lui montre sa propre face d’ombre en racontant un meurtre qu’elle aurait commis – ou pu commettre. Et chacun le prendra pour lui en s’interrogeant sur ce qui, en telle ou telle occasion, l’a retenu de passer à l’acte.

6. Visage ****  

« Je suis convaincu que mon père ne m’a regardé, ne m’a dévisagé, ne m’a vu qu’une seule fois », affirme le protagoniste de ce récit déchirant dont la seule faute, aux yeux de son père, a été de naître avec ce qu’on appelle une « tache de vin » lui recouvrant la moitié du visage de sa teinte violette.

Par delà la réaction du père, brillant conosaure social rejetant sa femme autant que son fils en digne représentant d’une société où les apparences comptent pour l’essentiel, c’est un autre thème, plus profond, qui retient ici l’attention de la nouvelliste, lié une nouvelle fois à la perception des choses par un enfant ou, plus précisément, par deux enfants.

C’est en effet d’une histoire d’amour entre deux gosses qu’Alice Munro module le développement, jusqu’à une rupture d’autant plus douloureuse qu’elle repose sur un malentendu. Tout cela raconté, une fois de plus, sans le moindre pathos.

7. Des femmes****

Un homme mourant et quatre femmes qui lui tournent autour: telle est la situation vécue dans la grande maison de Mrs Crozier mère, veillant jalousement sur son fils chéri revenu indemne de la guerre où il a servi comme pilote de chasse, mais que la leucémie a rattrapé.

Aux côtés de Mrs Crozier mère, la jeune épouse du malade, Sylvia, assume tant bien que mal son rôle tout en travaillant à l’université, justifiant alors la présence de la narratrice au chevet de Mr Crozier, à laquelle présence s’ajoute celle de l’envahissante Roxanne, masseuse de son état et portée à tout régenter.

Cette histoire de rivalités féminines est racontée, comme souvent chez Alice Munro, avec le recul du temps, qui arrondit évidemment les angles les plus vifs des relations entre personnages. Mais cette distance – et c’est là un autre aspect du grand art de la nouvelliste -, loin d’édulcorer l’observation, l’aiguise au contraire comme il en va souvent de certains souvenirs revivifiés par la mémoire.

8. Jeu d’enfant ****  

Un terrible secret lie à jamais la narratrice et son amie d’enfance Charlene, qui ne se sont plus vues depuis des décennies. Le drame affreux, non moins qu’occulté d’un commun accord, est survenu lors d’une « colo » où toutes deux, inséparables, faisaient figure de jumelles, sans l’être en réalité en dépit d’un lien réellement fusionnel – mais tant de temps a passé depuis cette funeste année.

Le temps, précisément, aurait dû effacer jusqu’au souvenir de l’événement, mais voici qu’à l’article de la mort Charlene parvient enfin à faire revenir Marlene.

Le secret n’est dévoilé qu’au terme de la nouvelle, mais les quarante pages de celle-ci, consacrées à la vie que Marlene, la narratrice, a menée jusque-là, n’en sont que plus cruellement significatives de ce qu’on pourrait dire le mensonge d’une vie.

 

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9. Bois *****    

Le lecteur qui ne sait pas ce qu’est une forêt en apprendra beaucoup, concrètement et poétiquement aussi, en lisant cette magnifique nouvelle où se manifestent, comme jamais, le sérieux et la compétence d’Alice Munro dans sa façon d’approcher et de décrire tous les milieux, toutes les activités humaines et toute sorte de mentalités.

Roy, tapissier et restaurateur de meubles, s’occupe lui-même de la coupe du bois dont il a besoin, au dam de Léa, son épouse craignant qu’un accident ne lui arrive durant ses travaux solitaires. Cependant, de plus en plus maladive, elle-même a cessé de conduire et de dire quoi que ce soit à Roy quand il repart dans les bois.

On pense à Jack London en lisant cette formidable évocation de la forêt que  Roy hante comme un monde dont il connaît le secret des essences, c’est le cas de dire, tout en s’opposant à certaines pratique nouvelles à caractère surtout commercial ou industriel. Enfin, le souffle narratif de la quasi octogénaire stupéfie bonnement…

10. Trop de bonheur *****  

Autre et dernière merveille: ce véritable concentré romanesque en cinquante pages, inspiré par le personnage réel de Sofia Kovalevskaïa, mathématicienne et romancière dont Alice Munro relate l’extraordinaire destinée en se fondant sur la biographihe  de Don H. Kennedy et son épouse Nina (Little Sparrow: a Portrait of Sophia Kovalevsy, Ohio University Press, 1983).

Comme dans toutes ses nouvelles, le point de vue de la nouvelliste sur une vie compte autant, sinon plus, que le contenu de celle-ci, même si la trajectoire de Sofia, dont le nom a été donné à un cratère de la lune, relève de l’épopée personnelle vécue par « ce petit bout de femme », recoupant les épopées synchrones de la vie scientifique et des événements historico-politiques de l’époque, de Cannes à Stockholm en passant par Saint-Pétersbourg.

Cela pour les événements extérieurs, alors que la nouvelliste fait revivre Sofia dans le frémissement passionné de sa vie personnelle, dont le lecteur partage si fort les émotions  que sa mort, apaisant ses derniers tourments physiques et mentaux, lui est un véritable arrachement.

Alice Munro. Trop de bonheur. Traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. L’Olivier, 2013, 315 p.

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