Le Passe Muraille

Clarification

Texte inédit d’Antonin Moeri

 

Il venait de pleuvoir toute la matinée lorsque, subitement, le soleil surgit entre les derniers nuages balayés par un vent de Sud-Ouest. Je ne sais pour quelle raison, j’ai alors ouvert un coffret que je n’avais jamais ouvert jusqu’ici; et voilà que je tombe sur un paquet de cartes postales et de lettres que ma mère envoyait à sa propre mère lorsque j’étais gosse. Comment avaient-elles abouti dans ce coffret? Je me le suis longuement demandé. J’ai imaginé qu’une de mes cousines devait les avoir remises à maman lorsque ma grand-mère est morte et que quelques meubles de style ont atterri devant notre porte. Je pourrais développer ce segment de l’histoire familiale, mais il n’y a pas lieu de s’y exercer ici.

En effet, ces lettres et cartes postales m’ont réservé des surprises. Comme ce genre de phrases: « Il est chez les boy- scouts, ainsi je sais au moins où il est. En ce moment, il va un peu mieux, il ne fait plus de bêtises, mais pour combien de temps?» ou bien: «Il a disparu avec le vélo de son père. Un policier l’a arrêté récemment, pensant qu’il avait volé un vélo d’adulte. Je ne me mets plus en colère; il prétend que ses camarades vont à l’école en vélo. Que je cadenasse le vélo ou pas, il est de toute façon capable d’ouvrir n’importe quel cadenas». Ou encore: «Quelle tranquillité chez nous depuis qu’il est parti en colonie de vacances».

Je n’ai jamais pu expliquer les rapports que j’entretenais avec ma mère. L’aimais-je? Ne l’aimais-je pas? Étais-je pour elle un fils chéri ou un fils exécré? Elle ne m’a jamais frappé avec un nerf de boeuf; je ne me suis jamais caché dans un coin de la maison en me protégeant des deux mains. Elle n’a jamais hurlé au-dessus de ma tête blonde: «Tu détruis ma vie. Tu ne vaux rien. Va au diable!» Non, elle n’a jamais exprimé verbalement une telle haine, un tel ras-le-bol, une telle violence.

Et quand on regarde les photographies de cette époque, on voit une femme d’une beauté exceptionnelle, lunettes de soleil sur un grand nez bien découpé, un voile en soie sur une partie de la tête, un clocher médiéval dans le fond; ou bien on voit une jeune femme ressemblant à une actrice italienne, assise derrière la gueule ouverte de je ne sais quelle bête taillée dans le granit d’un temple aztèque. Ou alors, elle se tient fièrement derrière un âne aux oreilles dressées, sans doute sur une île grecque où madame avait l’habitude de se rendre avec monsieur son mari. Si j’évoque ces photographies, c’est pour montrer que ma mère vivait dans un milieu particulier et que, dans ce milieu-là, on ne frappait pas les enfants avec un nerf de boeuf.

Lui arrivait-il de trembler de fureur lorsque je revenais de mes longues expéditions en ville, dans la nature ou au bord du Rhône, ou lorsque je devais comparaître devant le Tribunal des mineurs pour dégradation d’un bien appartenant à autrui? Je sais qu’elle envisageait pour moi une carrière d’architecte. En effet, la seule manière de vivre à laquelle maman avait aspiré était ce qu’on appelle la «normalité». Il était donc logique qu’elle enisageât pour son fils une vie dite «normale». Son obsession n’avait pas été de prendre pied dans un monde dit «bourgeois» mais de reproduire le monde dans lequel elle était née. Une famille dite «harmonieuse» représentait pour elle le point de mire. S’il y avait une chose qu’elle détestait au plus haut point, c’était bien le chaos et tout ce que ce mot pouvait représenter: divagations, vie au jour le jour, absence de principes décidés par la raison, filouterie, parasitisme, alcoolisme, indigence et rancoeur.

Rien, par conséquent, ne lui semblait plus beau qu’une future carrière d’architecte pour un gamin aimant construire des châteaux, des tours, des immeubles de toutes sortes avec les petites pièces en bois de diverses couleurs qu’on appelait alors des «plots». Dès que maman me voyait accroupi dans une pièce ou assis devant une table, en train de disposer les «plots» dans tel ou tel agencement, elle devait se dire: «Ouf, enfin un peu de calme! Quelle patience tout à coup! Combien de temps cela va-t-il durer?»

Ma mère était issue d’une famille de marchands prospères et elle avait épousé un fils de facteur des postes, mais pas n’importe quel fils de facteur des postes. Celui qu’elle a choisi avait étudié la médecine et vivre aux côtés d’un médecin faisait partie de son horizon. Surtout un médecin épicurien aimant la musique, la peinture, les voyages à travers le vaste monde, les romans russes et les vieux bordeaux. Les phrases citées plus haut et qu’elle écrivait pour sa propre mère indiquent un état d’esprit particulier me concernant.

Lui faisais-je peur? Elle était sûre que les obstacles allaient se multiplier sur ma route parce que j’étais incapable de m’adapter à l’école (où mes résultats n’étaient que passables voire médiocres), parce que tous les enseignants (et plus particulièrement, les enseignantes) ne pourraient que difficilement me faire entrer dans le rang. Ainsi écrivait-elle à sa mère: «Il a désormais un maître de classe et non plus une maîtresse de classe; la situation va sans doute s’améliorer; un homme parviendra plus facilement à faire façon d’un pareil garnement». Et lorsque mio padre décida de m’envoyer dans un «Institut pour garçons» au bord du lac de Zoug, pendant les vacances d’été, quel ne fut son soulagement. Elle put enfin respirer et se consacrer plus librement à l’éducation de ses deux autres enfants, jouer du piano et passer des heures au jardin à contempler les tulipes, les dahlias et les pavots.

Elle avait dû, un jour, tempérer son désespoir à mon sujet lorsque, faisant son marché, elle tomba sur l’institutrice qui s’occupait de son vaurien. Mon dieu, il doit vous en faire voir de toutes les couleurs! – Mais pas du tout, madame! Au contraire! Il a beaucoup d’énergie et quand je lui donne une tâche précise, dessiner un animal, une fleur ou un arbre exotique, faire son autoportrait ou écrire une chansonnette, on ne l’entend plus, il est totalement absorbé par ce qu’il fait; je peux alors m’occuper des autres élèves. Vous savez que, tous les mardis, on sort dans la forêt où il époustoufle ses camarades en donnant un nom aux mousses, aux fougères et aux résineux.

Cette institutrice, que j’ai revue il n’y a pas longtemps, était une enseignante dite «progressiste»; à travers la manipulation d’un matériel approprié, elle savait mettre en avant l’activité de ceux qui apprenaient. Elle ne laissait jamais un gamin expérimenter une situation pouvant entraîner un échec avant qu’il n’ait une chance de succès. C’est en songeant au désespoir de ma mère devant l’hyperactivité, la nervosité et la «sauvagerie» de son fils aîné que me reviennent les propos de l’institutrice. Cette fonctionnaire de l’Instruction publique n’était pas obsédée par la performance, la compétition, les résultats. Je pense qu’elle se faisait de l’école publique une idée plus haute.

Sa préoccupation première n’était pas de faire accéder ses élèves à une situation sociale reluisante, à un mode vie dominé par la décontraction optimale. Sa préoccupation première n’était pas de faire entrer le chérubin dans le parti de l’ordre, d’en faire un futur retraité à patrimoine et à mèches savamment négligées, aux joues subtilement botoxées et au teint agréablement cuivré… Elle n’était pas hantée par le besoin de pousser les gnards à accoster les rivages d’une île peuplée de gens au corps droit, immobile et digne, une île peuplée de gens bien élevés sachant se conduire avec ceux des classes inférieures, une île peuplée de gens forcément exemplaires dont les vêtements, l’habitat, les lieux de villégiature et les dents d’une éclatante blancheur indiquent l’évidente «réussite sociale».

A.M.

Peintures: @Alex Katz

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