Clapotille
PROLOGUE
par Laurent Pépin
Je suis mort encore et encore, cette nuit-là…
Une nuit dont la noirceur dura plusieurs mois, parfumée d’une note d’hiver froissé aux accents terrifiants…
Quelquefois, le trait unaire de Lucy se mettait à scintiller dans la poche de ma veste enneigée, réchauffant mes entrailles contre mon gré…
Et je lui demandais :
« Pourquoi t’obstines-tu toujours à me ramener en vie ? N’ai-je pas achevé notre projet ? N’as-tu pas retrouvé le souvenir de Clapotille, ton enfant, en mourant ? Et moi, que me reste-t-il à présent ? »
Mais Lucy ne répondait jamais à mes questions…
J’insistais, en plaçant cette fois le flacon tout près de mes yeux :
« Tu es injuste. Tu m’aurais dévoré si je t’avais empêchée de partir et je t’ai aidée, même si je ne l’ai pas fait exprès. Pourquoi luttes-tu contre moi ? Pourquoi ne me laisses-tu pas te rejoindre ? »
Alors, le plus souvent, Lucy se mettait à me raconter des histoires : des formes apparaissaient dans le flacon, des ombres, des essaims de couleurs. Et une musique ancienne, accrochée aux souvenirs du corps…
Parfois, même, je la voyais, mon ogresse, et j’entendais encore sa voix rauque réclamer sa mise à mort… Me suppliant de la laisser entrer… Là où nul ne doit jamais entrer…
Et la petite clé ne voulait pas se décoller du sang qui figeait et l’enfermait dans les oubliettes de mon esprit où elle était prise au piège…
Simplement parce qu’elle avait espéré que de la collusion de nos créatures intimes, émergerait le souvenir oublié de l’être qui, jamais, ne sera sorti de son ventre, et dont la poussière composait la toile de son champ imaginal…
Puis, j’entendais résonner les coups de couteau du Monstre dans sa chair offerte. Les paysages, sur son corps, s’ouvraient à nouveau, découvrant les gisements glaireux et ensanglantés dont elle était faite en-dedans…
Je la voyais me tenir et me regarder si profondément, je l’entendais me remercier en riant doucement, tandis que les lampyres artificiels qui animaient sa peau comme des feux sur la mer s’éteignaient l’un après l’autre…
Que devenait-elle ? Sa vie, son souvenir, ne se résolvaient sans doute pas à tenir en entier dans ce flacon.
Partait-elle parfois, faisait-elle des aller-et-retours entre le peuple des ombres et ce bocal minuscule qui tenait dans la poche de ma veste ?
Et pourquoi me poursuivait-elle toujours de cette amour trahie qui me rappelait l’horreur dans laquelle on m’avait fabriqué autrefois ?
Alors, je pensais à la terre glaise dans laquelle les mains du père et de la mère m’avaient façonné grossièrement…
Ils en avaient fait une boule compacte, qu’ils avaient trempée dans la fange, la haine et la honte. Puis ils l’avaient jetée vers le ciel, laissant aux bons soins des enfants d’Eole de me conduire vers le rivage où je sculpterais moi-même mes membres, mes traits et tout ce qui devrait m’aider à composer une humanité quelconque…
J’avais poussé ainsi, au fil des nuages et des oiseaux de passage, dont J’avais irrémédiablement chu, n’emportant qu’un peu de mousse et de plumes pour fabriquer des rudiments de langage, afin de colorier mes émotions de nuances subtiles…
Car, au fond, la seule chose qui m’appartenait en propre, c’étaient les Monstres qui se lovaient dans les recoins de mon cerveau et les Voix qui susurraient en me léchant l’oreille…
Et Lucy était morte…
Alors j’ai essayé encore et encore…
Je me suis jeté dans un lac gelé dont le souvenir vivant de Lucy dissipait les
méandres qui s’évaporaient en volutes compliquées…
Je me suis allongé nu dans la neige, fondante sous mon corps brûlant, regardant le ciel de ma tombe glaciaire…
J’ai entaillé mon corps contre des pierres, ouvrant mes veines, mais n’y voyant pleuvoir que des œufs de cigales qui chantaient une note éphémère en touchant le sol…
Des semaines, des mois passèrent. On pouvait deviner l’arrivée du printemps aux légères irisations que prenaient les couches de neige. Parfois, des herbes sauvages, des hellébores, des fleurs à tête de singe, d’autres en forme de goutte à l’intérieur desquelles brillait un écosystème violacé, craquelaient la glace pour mourir héroïquement à la surface.
Et sur mes bras, là où j’avais creusé des puits afin de dissiper de mon âme et de mon corps les souvenirs du monde des autres, des ramures frêles et bourgeonnantes s’étiraient…
Car un jour, sans doute, la neige fondrait.
Sans doute la lumière du soleil reviendrait-elle dissiper la nuit qui avait envahi la forêt.
Je ne serais plus invisible, alors, condamné une fois de plus à habiter les globes oculaires d’étrangers anonymes dont les regards me transformeraient en ces créatures hideuses qui peuplaient mes souvenirs.
Et peut-être mon corps végétalisé redeviendrait-il humain ? Des émotions, des rencontres me contamineraient-elles à nouveau ?
Peut-être la décompensation poétique m’abandonnerait-elle ?
Et devrais-je alors arrêter de mourir…
Je sentais à présent avec un désespoir violent la sève parcourir mes fentes et mes ramures. Les bourgeons se transformaient en fleurs, qui se changeraient en fruits.
Et partout où je percevais les premiers indices de la fonte des neiges me rappelait que cette nuit allait bel et bien prendre fin…
Quand je me suis enfin éveillé aux lumières du jour, j’ai erré encore, un temps indéfinissable, me sustentant de racines et de neige fondue, qui m’affligeaient d’un mal au ventre épouvantable.
Je luttais parfois contre le trait unaire de Lucy, qui m’indiquait la direction à suivre, finissant toujours, néanmoins, par me rallier à ses envoûtements… Mon corps, sous son emprise, évoluant à travers la forêt, vers une destination bien précise qui m’était inconnue…
Et je suis parvenu, une nuit comme les autres, à une plage de sable enneigée. Il y faisait un noir profond. Quelque chose, pourtant, a interrompu mes pas aveugles, captant mon attention : on aurait dit que quelqu’un avait creusé un dessin grossier de ses doigts dans le sable.
Ou alors était-ce la réverbération des étoiles sur la neige rebondie qui diffusait ce corps potelé phosphorescent ?
Toujours est-il qu’on voyait bien qu’il s’agissait d’un bébé.
Seulement, il manquait des doigts au bébé et ses traits manquaient de finesse et je me suis mis à quatre pattes dans la neige afin d’en reprendre le tracé, parce que je ne voulais pas qu’il soit lui aussi condamné à se dessiner tout seul…
Mais partout où mes doigts passaient, la neige se réchauffait…
Au lieu de fondre, elle s’épaississait, sortait presque du sol, prenant une consistance moelleuse…
Et l’odeur sucrée et tendre d’un chamallow rose…
Lorsque j’ai fini mon dessin, je me suis relevé et j’ai reculé un peu, afin d’observer mon travail. Le bébé me regardait. Il frétillait dans la neige, en me tendant les bras.
Peut-être dormais-je encore, après tout.
Mais son cri cinglant m’a étourdi.
Je voulais m’enfuir, seulement le trait unaire de Lucy me clouait sur place.
« Je ne peux pas m’occuper de toi, disais-je doucement. Je ne peux même pas
m’occuper de moi-même.
-Je m’appelle Clapotille, disait le bébé. »
Je l’ai prise dans mes bras, malgré moi.
« Tu parles Monument ? ai-je demandé, doucement.
-Bien sûr, a dit Clapotille. »
Puis, j’ai libéré ma main gauche et j’ai empoigné le flacon, pleurant de rage,
afin de crier à Lucy que je ne pouvais pas m’occuper de cette enfant, qu’elle ne
pouvait pas me condamner à vivre…
Mais le trait unaire était éteint dans son bocal…
Et j’ai compris instantanément qu’elle ne reviendrait plus jamais…
(Extrait d’un texte inédit, @Laurent Pépin)
Dessins: Louis Soutter.