Chassés du paradis
À propos du Roman de Londres de Milos Tsernianski, auteur de Migrations,
par JLK
Cela se passe dans l’univers, quelque part à la courbure de l’espace-temps, dans une faille du tohu-bohu par où la vie s’est engouffrée il y a quelques milliards d’années, sur cette planète là-bas, entre deux mers, dans la nébuleuse d’une termitière humaine, quelque part à la cour- bure d’une ligne de métro où tout à coup se présente le héros du Roman de Londres. Car il ne saurait y avoir de Roman de Londres sans héros dont le romancier, parodiant l’ Auteur omniscient, puisse dire de temps à autre «mais revenons à notre héros», comme au bon temps de Monsieur Pickwick.
A ce propos il n’est guère étonnant que le héros du Roman de Londres, comme son père d’ ailleurs, grand anglophile à la Douma russe, se soit fait d’abord de Londres une image à la Dickens; et de même la femme du héros du Roman de Londres, cette Nadia qu’on aime aussitôt tant elle aime la vie et les sentiments délicats, espérait-elle à leur arrivée que leur premier hiver d’émigrés à Londres fût tout pareil à ses souvenirs de lecture d’enfant, quand l’ orphelin supposé retrou- vait enfin ses parents devant un sapin de Noël, tandis qu’ il gelait dehors où la neige mettait un duvet de lapin blanc sur le monde. Cependant on pressent que le héros du Roman de Londres n’a pas la vocation du happy end. Au reste les faits se liguent pour nourrir son désenchantement, avant qu’il ne pousse lui-même à la roue désastreuse.
Lorsque l’auteur du Roman de Londres emboîte discrètement le pas du héros du Roman de Londres, lequel se sent «n’importe qui» dans l’agglutinement de visages du métropolitain, le prince Nikolaï Rodionovitch Repnine a le sentiment que le malheur l’ a rattrapé et songe, déjà, à confier sa jeune femme à sa tante d’ Amérique avant de se suicider. Echoués à Londres depuis le début de la guerre après une errance qui les a menés de Russie à Paris en passant par Prague, l’Italie (où ils ont été heureux) et le Portugal, Nadia et lui sont désormais réduits à la mouise et lâchés par tous leurs amis, un peu par sa faute. C’est que ce fichu Russe a sa fierté. Loin de donner la patte aux nombreuses dames de charité qui lui offrent leur aide à condition qu’il crache publiquement sur Staline, l’ancien officier de l’armée blanche va jus- qu’ à se brouiller avec le puissant Comité de libération de la Russie tsariste, par respect pour les mil- lions de morts de l’ Armée rouge et parce qu’il estime que la victoire de Staline honore la patrie et fonde sa propre légitimité. Sans regretter rien de ses biens engloutis dans la tourmente révolutionnaire, et nullement porté à idéaliser le tsarisme, le prince ne reste attaché qu’ au souvenir mythique de la campagne de Naberejnaïa que sa mère (dont il ne sait même pas si elle vit encore ou non) lui a léguée pour sa majorité.
Anglophile, Repnine espérait trouver en Angleterre amitié et compréhension. Mais dès le lendemain de la guerre, le sacrifice du peuple russe est occulté, et les émigrés de son espèce en sont réduits aux tâches les plus humiliantes, sinon à la mendicité. Tandis que Nadia, fille de général, écume les bazars pouilleux en quête de soie bon marché dont elle revêtira les poupées qu’elle confectionne pour survivre, Repnine affronte les fonctionnaires sans cœur des bureaux d’emploi, trouve enfin un poste de gratte-papier dans la cave d’ un chausseur de luxe, y reste quelque temps, tombe un peu plus bas par la suite, convainc enfin Nadia de rejoindre sa tante à New York et, au moment même où s’annoncent des lendemains qui chantent, accomplit l’ irréparable une nuit sur une barque anonyme, dans l’ immensité de l’ océan, quelque part à la courbure du désespoir.
C’ est un livre d’ une sombre beauté que Le Roman de Londres. Il y a là-dedans l’image à la fois chaotique et ciselée de toutes les douleurs du déracinement, un tableau des milieux d’ exilés qui fait pièce aux clichés lénifiants, l’ enregistrement sismographique d’ un cataclysme historique et de ses répercussions intimes, une réflexion lucide sur la manipulation de la mémoire européenne, enfin la transmutation poétique d’une histoire parmi des milliards d’ autres, qui évoque l’ errance d’Adam et Eve et la déréliction du dernier des hommes.
Sans le moindre effet rhétorique, le grand poète de Migrations y filtre les peines et les joies de deux destinées naufragées, tout en forgeant l’ emblème de toute vie humaine, vouée à la même éternelle défaite. Les échos de L’Ecclésiaste y retentissent, mais comme en sourdine, et sans rien ôter à chaque scène vécue de son éclat et de son prix. Le paradoxe est qu’en effet ce livre trempé d’amertume exhale à la fois une espèce de sourde joie, comme ces chagrins d’enfant dont nous avons savouré les larmes, ou comme s’ il était doux d’accepter la terrible loi de ce qui nous arrive, cela fût-il injuste ou tout à fait absurde à ce qu’il semble.
Rares sont les écrivains contemporains, n’ était peut-être un V .S. Naipaul, qui aient dit l’exil et le déracinement avec tant de détails discrètement bouleversants, que pondère un humour apparié à ce qu’on appelle l’ironie du sort. C’est que le malheur des personnes déplacées se trouve relativisé par contraste avec la vie pépère des gens convaincus de leur bon droit, qui prennent le métro le matin, se confortent mécaniquement avec tout plein de mots gentils (lesquels camouflent autant d’indifférence ) prennent le thé l’ après-midi et forniquent le soir, ou le contraire, c’est selon, tuent les écureuils en surnombre et n’en chérissent que mieux leurs chiens-chiens.
Avec un mélange de tendresse lasse et de noir désenchantement, Tsernianski scrute le misérable petit monticule d’ une termitière humaine parmi d’autres – et c’est à peine l’ombre d’une paille dans le mécanisme glacé des étoiles –, tout en nous plongeant dans cette autre galaxie que forment les sentiments humains, captés avec quel tact et quelle bonté. Ce grand roman de l’exil et de la fidélité, de l’ humiliation et de la déréliction, de l’ amour et de la dépression, irradie aussi bien une chaleur douce et fragile, mais d’ autant plus précieuse qu’elle diffuse dans un univers de grisaille anonyme et de muflerie croissante. De fait, Le Roman de Londres apparaît, aussi, comme un tableau saisissant de la mutation contemporaine marquée par l’avènement des classes moyennes. Sous le regard de Repnine, dont l’ acuité évoque l’hyperlucidité du condamné à mort, le grouillement des nouvelles masses baigneuses et bai- seuses le dispute, en horreur ordinaire, à la panique collective des poulets élevés en batteries ou aux images standardisées du bonheur que diffusent les magazines d’après-guerre, entre champignon atomique et gros plans de pois- sons tropicaux à l’insondable regard.
Une fois encore, cependant, ce constat minutieux et déchirant des répercussions secrètes du double exil, dans l’ espace et le temps, d’un homme persuadé qu’il est de trop, nous touche au cœur, et durablement, par la lumière qui en émane, éclairant une image intérieure d’une indestructible beauté.
JLK
Milos Tsernianski, Le Roman de Londres, Editions L’Age d’Homme, 1992, 551p.
Merci pour votre article qui débouche sur une découverte de roman. Je ne sais pas si j’ai envie pour le moment de « revenir » sur les thèmes de l’exil, de l’avènement de la classe moyenne, de tout ce qui a fait notre époque , préoccupée que je suis par l’actualité et un possible changement de vie. Le roman de Londres est sur ma liste des livres à lire lorsque je serai apaisée.
Les thèmes du Roman de Londres sont à vrai dire secondaires, alors que l’écriture de Tsernianski, sa puissance d’évocation, son souffle prodigieux, sa capacité à créer des personnages comme en ronde-bosse, sa poésie surtout fondent la valeur de son oeuvre, du Journal de Tcharnoïevitch à Migrations, notamment…