Le Passe Muraille

Changement de régime

En lisant Dans la colonie pénitentiaire de Franz Kafka,

par Antonin Moeri

Cette fois, nous ne sommes plus dans la chambre d’un représentant de commerce qui, devenu cancrelat, blatte ou cafard au cours de la nuit, se réveille en éprouvant de singulières sensations; ni dans celle d’un vieux commerçant édenté qui, après avoir déversé sur son fils un tombereau de reproches, condamne ce dernier à la mort par noyade. Nous sommes cette fois-ci dans un ailleurs inconnu, un lieu brûlé par le soleil sous les tropiques, sur une île lointaine et misérable; nous sommes «dans un vallon abrupt et sablonneux cerné de pentes dénudées», où un chercheur (en voyage d’études) est invité à évaluer les méthodes étranges adoptées ici pour punir, sans jugement préalable, ceux qui ont dérogé à la loi. Ainsi le chercheur devra-t-il assister à la tentative d’exécution d’un soldat au moyen d’une machine sophistiquée inventée par un ancien commandant et dont le jeune officier chargé de la démonstration semble être le dernier partisan. L’exécution doit durer douze heures de suite.

Quelques détails alertent immédiatement le lecteur. Le chercheur semble totalement indifférent à ce qui se passe sous ses yeux; il a du mal à rassembler ses idées sous le soleil de plomb; le jeune officier, «sanglé dans une vareuse comme pour la parade», prononce un long discours descriptif, en français!, pour vanter les qualités du bijou de technologie qui, sous l’ancien commandant de la colonie, attirait les foules. Le lecteur croit alors entendre un actuel communicant présentant les avantages d’un milk shaker à passoire intégrée ou ceux d’une moissonneuse-batteuse aux performances exceptionnelles. «Les aiguilles sont disposées en herse… il y a dans la traceuse une roue dentée… c’est une ouate traitée spécialement… dès que l’homme est attaché, on met le lit en marche… On inscrit avec la herse, sur le corps du condamné, le commandement qu’il a enfreint…» Un condamné dépourvu de tout droit de défense («la culpabilité ne fait jamais de doute»), un condamné forcément coupable et ne connaissant pas sa propre condamnation. Le lecteur pense inévitablement aux pratiques de régimes totalitaires bien connus.

Chez Kafka, les nombreux détails de la mise à mort technique sont frappants. «L’eau mêlée de sang est drainée dans de petites rigoles… ces crochets arrachent la ouate des plaies quand le corps continue à tourner… Au bout de deux heures, on retire le tampon qu’il avait dans la bouche, car l’homme n’a plus la force de crier… la herse l’embroche entièrement et le jette dans la fosse». Le voyageur (avec les recommandations de hautes administrations européennes dans la poche) se doit de réagir devant cette inhumanité au moment de voir le condamné qui, couché dans la machine et saisi d’une irrépressible nausée, se met à vomir. L’attitude du nouveau commandant à cet égard le pousse à sortir de sa torpeur. «On me salit ma machine comme une porcherie» dit le jeune officier qui nettoie le bijou de technologie avec la chemise du condamné.

Pour convaincre le chercheur du bien-fondé de sa pratique juridictionnelle, le jeune officier se lance dans une évocation vibrante de l’atmosphère festive que chaque exécution provoquait sous l’ancien régime («les yeux clos, les gens savaient qu’à cet instant justice était en train de se faire»), un régime qui semble voué à disparaître, raison pour laquelle le jeune officier compte sur l’adhésion du «grand spécialiste occidental chargé d’examiner les procédures judiciaires dans tous les pays». C’est avec le refus du «grand savant» d’aider le jeune officier que le récit bascule. «Je suis hostile à ce procédé». Le jeune officier libère le condamné, se déshabille, brise son épée en deux, s’allonge sous la herse, se laisse attacher. Le lit vibre, les aiguilles dansent sur la peau, la machine se détraque, la herse ne fait que piquer, elle se lève avec le corps embroché, «le sang coule en cent ruisseaux, non mêlé d’eau… le corps ne se détache pas des longues aiguilles, il perd à flot tous son sang et reste suspendu au-dessus de la fosse, le front est traversé par la pointe du grand aiguillon de fer».

Le lecteur ignore ce qui se passe dans la tête du chercheur- voyageur-enquêteur qui n’a pas pris la défense du jeune officier et qui a vu celui-ci aller au bout de sa logique en mettant fin à ses jours. Cette ignorance nous entraîne dans une zone d’indécision, de flottement où le sens ne cesse de fuir. Ce non-savoir irrite notre tête une fois de plus, car le chercheur européen ayant «donné suite par politesse à l’invitation du commandant» n’a pas mis fin à l’ancien régime de terreur, il n’a fait qu’assister à cette fin. Il a certes formulé une opinion défavorable mais il ne se prononce pas sur le règne à venir des nouveaux apôtres de la douceur, du respect de la personne et de la rectitude moralo-juridico-politique. «Les hommes robustes aux barbes noires brillantes et taillées court, aux chemises déchirées», qu’il croise en se rendant au port pour fuir à jamais cette île de désolation, ne lui inspirent guère confiance.

En écrivant ce récit, Kafka songeait-il à Diderot qui affirmait, en 1771, qu’il est mille fois plus facile pour un peuple éclairé de retourner à la barbarie que pour un peuple barbare d’avancer d’un seul pas vers la civilisation?

A.M.

Franz Kafka: Dans la colonie pénitentiaire, GF, 1991

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