Le Passe Muraille

Ceux qui se souviennent

En mémoire de Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri

Celui qui pense au gisant seul et nu / Celle qui a de la peine / Ceux que la nouvelle a terrassés / Celui qui pense aux enfants du défunt / Celle qui voit dans cette mort un Signe du destin / Ceux qui se rappellent tant d’heures passées en sa compagnie hors du temps / Celui qui se rappelle les rhumatismes articulaires du quadra vaticinant comme si de rien n’était mais assez chiant à d’autres moments où tout allait bien / Celle qui se rappelle sa belle jeunesse de Vitellone à Belgrade vers 1952 / Ceux qui jouissent de rappeler ses défauts / Celui qui se rappelle les derniers mots de Migrations de Milos Tsernianski : « Les migrations existent. La mort n’existe pas ». / Celle qui lui a été fidèle jusqu’au bout / Ceux qui voient en lui l’éternel jeune homme / Celui qui lui commandera une noisette tout à l’heure au Café de la Mairie de la place Saint-Sulpice / Celle qui a gardé ses cartes postales d’un peu partout / Ceux qui savent qu’il se jugeait lui-même très durement et se taisent par conséquent / Celui qui se sent envahi par la présence de cette absence / Celle qui rapporte tout aux instants qu’on pourrait dire les minutes heureuses de cette vie / Ceux qui se disent indifférents à ce décès parmi d’autres / Celui qui se rappelle la traversée de la Côte d’or à bord d’Algernon au printemps 1974 quand la nature exultait / Celle qui a toujours cancané à son propos / Ceux qu’il a blessés / Celui qui l’observait de loin dans cette rue de Lausanne où il se tenait penché sur un étal de bouquiniste et qui donnait un surcroît d’existence au dit étal / Celle qui se flatte de lui avoir posé des questions dérangeantes à la radio suisse / Ceux qui en savent plus sur l’homme après la rencontre de celui-là / Celui qui aimait le contredire / Celle qui en avait marre de le voir mimer les films japonais ou suédois /  Ceux qui le trouvaient juste odieux et lui en veulent toujours de ne pas leur avoir versé leur dû / Celui qui sait ce que signifient les longs silences enregistrés sur la bande magnétique où il raconte sa découverte à six ans des cadavres couverts de fleurs dans les rues de Belgrade / Celle qui allait avec lui à la porte de la prison où croupissait son père aux côté de Milovan Djilas / Ceux qui se retrouvaient à la Taverne des entrepôts dans la lumière des samedis matins / Celui qui se rappelle Pierre Jean Jouve tiré à quatre épingles et ses pantalons à lui flageolants sur ses savates / Celle qui le voit encore le jour de la mort de Staline à Kalemegdan / Ceux qui étaient avec lui sur le quai de la gare de Lausanne lorsque les Zinoviev  ont débarqué / Celui qui l’a vu houspiller Jean Ziegler sur un stand du Salon du Livre / Celle qui n’aimait pas le braillard de fin de soirée / Ceux qui lui ont tout pardonné sans raison précise / Celui qui l’entendait maugréer « intense activité littéraire, intense activité littéraire, intense activité littéraire» en arpentant le dédale de son antre / Ceux qui l’ont mis en demeure de dégager les lieux en sorte de les gérer à meilleur compte / Celui qui affirme que son père est à présent « dans la paix » / Celle qui pleure son papa / Ceux qu’il continuera longtemps de vivifier par la pensée / Celui qui se rappelle la soirée passée à lire le tapuscrit de La bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic et l’extrême émotion partagée de la dernière page / Celle qui le houspillait comme un sale fils de cinquante-trois ans / Ceux qui le redoutaient / Celui qui se rappelle leur première visite à Pierre Gripari dans son hôtel pisseux du XIIIe / Celle qui lui tenait tête en public et même en privé / Ceux qui l’ont fui pour rester libre / Celui qui a fait son procès public pour se faire bien voir de son amie croate / Celle qui ne lui a pas pardonné d’avoir défilé avec l’étoile jaune en assimilant la cause serbe au martyre du peuple juif / Ceux qui invoquent l’épaisseur de l’Histoire / Celui qui s’est violemment fâché contre lui quand il a pris la défense de Martin Heidegger au prétexte qu’un philosophe ne peut se juger à ses opinions / Celle qui ne lui en a jamais voulu d’avoir égaré son manuscrit d’un recueil de poèmes ésotériques / Ceux qui le tapaient devant l’église Saint-Sulpice / Celui qui se rappelle ce que lui avait dit le bedeau de Saint-Sulpice à propos du goût de miel de l’hostie / Celle qui l’a vu un soir plus que seul sur un banc de métro / Ceux qui aimaient bien le voir revenir en Belgique avec son côté belge / Celui qui lui a racinté sa vie dans les jardins de la clinique où ils commençaient tous deux de marcher / Celle qui estime que c’était un vampire point barre / Ceux qui appréciaient sa grande pudeur / Celui qui se rappelle son récit du premier jour de sa petite entreprise consacrée à balayer les locaux comme la novice débarquant au couvent de Sainte Thérèse enfin tu vois le genre / Celle qui a préféré parler d’autre chose quand il insultait les Musulmans de Bosnie / Ceux qui se sont éloignés de lui pour se protéger sans espérer le protéger de lui-même / Celui qui ne lui passait rien / Celle qui lui passait tout / Ceux qui changeaient de trottoir à son approche / Celui qui a beaucoup réfléchi à ce qu’est vraiment la fidélité en amitié sans conclure à vrai dire / Celle qu’amusait son côté despote dont elle se fichait en le singeant / Ceux qui pensaient « Comédie humaine » en l’observant / Celui que son hybris faisait l’apparenter aux bâtisseurs paranos / Celle qui l’a mise en garde contre l’auto-destruction dostoïevskienne / Ceux qui le croisaient tous les midis au Milk Bar / Celui qu’il a soutenu en dépit (ou à cause) de sa dépendance grave à la dope / Celle qui l’appelait mon petit Oblomov / Ceux qui n’en auront jamais fait le tour et qui n’en demandent d’ailleurs pas tant / Celui qui se méfiait de sa cruauté émotive / Celle qui l’aimait en dépit de sa muflerie / Ceux qui ne toucheront pas au secret de l’ami disparu, etc.

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