Le Passe Muraille

«Cette nuit noire de l’âme»

À propos d’Une Famille en voie de guérison, récit compassionnel de Kenzaburo Oé, 

par Rose-Marie Pagnard

Seule l’imagination peut nous faire comprendre la douleur des autres: cette phrase tirée de l’Emile de Rousseau, Kenzaburo Oé se la remémore dans un passage de son livre consacré au sens du mot compassion. Avec sa clarté profonde cette phrase éclaire non seulement ce passage précis, mais la totalité du paysage familial que l’écrivain japonais évoque dans Une Famille en Voie de Guérison, chronique bouleversante autour de son fils Hikari, handicapé mental devenu aujourd’hui un compositeur reconnu et joué.

S’il est vrai que la compassion peut être définie comme la faculté de se représenter, d’imaginer, les souffrances des autres, il n’est pas dit que chaque être doué d’imagination soit capable de compassion: bien des écrivains font preuve d’imagination sans pour autant manifester jamais quelque chose qui s’approcherait de ce sentiment…

Pour sa part, Kenzaburo Oé possède non seulement l’imagination (ses romans en témoignent) ainsi que la faculté de compassion, mais également l’art de raconter avec la simplicité la plus touchante une histoire personnelle dans laquelle, justement, la notion de compassion prend part à chacun de ses événements et influence chacune de ses composantes affectives, méditatives et réflectives. Cette histoire est celle de la famille Oé, bouleversée par la naissance, en 1963, d’un garçon atteint d’une grave lésion cérébrale. Bien qu’il ne s’agisse pas, dans cet ouvrage, du récit linéaire de la vie d’Hikari, celle-ci se des-sine peu à peu et s’impose finalement à l’esprit du lecteur, inoubliable et riche d’enseignements. Mêlant les souvenirs, les événements plus proches, son activité d’écrivain (dans laquelle Hikari occupe une place essentielle), ses activités d’intellectuel fréquemment appelé à donner des conférences et surtout à s’exprimer sur les problèmes des handicapés et de leurs familles, les petits faits de la vie si révélateurs des grands (le premier chant d’oiseau reconnu et nommé par Hikari à l’âge de cinq ans, une plaisanterie, une phrase d’Hikari, la première composition musicale d’Hikari, «une page recouverte de ce qui ressemblait à des pousses de haricots«), mêlant et tenant devant lui tous ces instants, Kenzaburo Oé fait le bilan des trente années qui ont conduit lui-même et sa famille à une victoire sur ce qui, à l’origine, fut ressenti comme une tragique fatalité.

Avec le doigté d’un géant doux – une expression qu’il applique à un ami, le romancier Yoshie Hotta – dont la vision engloberait l’ensemble de l’humanité, de ses plus sombres à ses plus lumineuses frontières, l’écrivain et père révèle les liens compliqués qui unissent un infirme et sa famille, ainsi que les liens non moins complexes, souvent inattendus et toujours remarquablement décelés et exprimés que le cœur et l’esprit établissent entre toutes choses humaines. Aussi nous amène-t-il en des lieux et des réflexions diverses: rencontre, juste après la naissance d’Hikari, avec un médecin rescapé de la bombe d’Hiroshima, visite du musée de la bombe atomique en compagnie d’Hikari adulte, réflexions sur l’acceptation privée et l’acceptation publique des handicapés, trajets de la maison à l’école spéciale d’Hikari, visites à l’hôpital, «habitude de vie» d’Hikari examinée selon la notion d’habitude artistique établie par le philosophe Maritain… En continuant la liste des sujets du livre, nous pénétrons dans ce qui constitue le noyau de l’existence d’Hikari, la composition musicale. Celle-ci, ressentie et commentée avec la plus extrême délicatesse par l’écrivain lui aussi impliqué dans la mystérieuse nécessité de créer, apparaît dans le cas d’Hikari particulièrement admirable.

A l’âge de trois ans déjà, Hikari reconnaissait des pièces de Beethoven ou de Chopin, et il est vite devenu évident pour sa fa-mille que la musique était pour lui le monde dans lequel pouvait s’épanouir sa personnalité. Ses parents ont encouragé cette sensibilité musicale, ils lui ont fait suivre des cours de piano – adaptés a son handicap physique et à son développement mental. Aujourd’hui Hikari, le garçon qui n’a jamais pleuré, «qui peut-être n’a jamais fait de rêves», qui souffre de crises d’épilepsie, qui a dû apprendre au prix d’efforts immenses les simples gestes quo-tidiens, est non seulement un adulte respectable mais encore un compositeur dont les œuvres sont jouées et enregistrées.

«Je suis intimidé – écrit Kenzaburo Oé – par la richesse de son monde intérieur. Lorsque j’écoute la musique d’Hikari, lorsque je suis exposé à ce monde au-delà de notre expérience quotidienne dont elle semble relever, j’ai le sentiment d’apprécier la pleine signification du mot grâce: non seulement charme et vertu, mais aussi prière et gratitude.» Cette musique lui donne l’avant-goût d’un au-delà, et elle l’invite aussi au rapprochement de leur destin respectif: «Car dans la musique comme dans la littérature que nous créons, même si nous connaissons le désespoir – cette nuit noire de l’âme que nous devons traverser – nous sentons que du fait mê-me de créer nous pouvons trouver une thérapie, et connaître finalement la joie de la guérison; et, ces expériences de douleur et de rétablissement s’enchaînant les unes les autres, s’ajoutant couche par couche, le travail de l’artiste non seulement s’enrichit, mais aussi apporte ses bienfaits aux autres…» Ce sont ces qualités d’enrichissement et de réconfort que le livre de Kenzaburo Oé offre au lecteur – ce lecteur membre d’une société qui compte un nom-bre important de familles Oé.

R.-M. P.

Kenzaburo Oé, Une Famille en voie de guérison, Gallimard, 168 pages.

Autres ouvrages de Kenzaburo Oé (Prix Nobel de littérature en 1994): Le Jeu du Siècle; Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants; Une Existence tranquille.

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