Poète de la blessure de vivre
Ceronetti lu en prison,
par Fabio Ciaralli
Les lumières au néon mettent en évidence les murs nus et sales, les petits lits en fer et les sols au linoléum défraîchi et écaillé. Partout du bruit et une odeur que personne ne réussira jamais à décrire : en enfer, peut-être, nous, les «ex», nous reconnaîtrons le bruit et les remugles de la prison.
Pourtant ce lieu devait être la nouvelle section destinée aux détenus qui, à Pise, avaient décidé de faire des études : Polo Universitario Penitenziario « Renzo Corticelli », c’est ainsi qu’il avait été baptisé, au cours d’une cérémonie en grande pompe. Une de ces initiatives qui servent avant tout aux politiciens à cacher leurs bons sentiments mais qui, quelquefois, réussissent pendant un certain temps à rendre un service tout particulier aux intéressés: les tenir en vie, leur éviter le suicide ; vous pouvez me croire.
Avant l’inauguration, la « dirty dozen » de privilégiés élus pour habiter ce corridor pourvu de cellules à droite et à gauche, se donna bien du mal pour le rendre vivable : à la fin on avait presque l’impression de ne plus être en prison.
Juste devant ma cellule, sur un mur badigeonné à la chaux et donc devenu (presque) blanc, j’avais décidé de réaliser un collage sur fond noir de carton bristol : philosophes, poètes, historiens, musiciens, peintres, romanciers, hommes de science…
J’en avais rassemblé un bon nombre. Des Anciens et des Modernes. Dans les poses les plus diverses : debout ou assis derrière de mirifiques tables de travail, souriants, angoissés, vaniteux, ennuyés…
Tous rigoureusement en noir et blanc. Les photos prove- naient pour la plupart des pages culturelles de magazines et de journaux ; j’en avais obtenu d’autres en découpant des photos de couvertures ou de quatrièmes de couverture de livres que je possédais. Assez vite, fatigué d’expliquer qui était qui et qui avait fait quoi – souvent à des visiteurs bien habillés à la traîne d’un Directeur tout content de lui – je m’étais décidé à inscrire leur nom sur des bandelettes de papier calligraphiées.
J’étais fier de mon travail… mais il me manquait justement l’image, la photographie de Guido Ceronetti, poète de la blessure de vivre, de la déchirure tragique. Lui, la source qui, d’un coup de ba- guette magique, adoucit et illumine l’instant ; dispensateur avisé de paroles qui sont un véritable baume, de vérités-remèdes, comme celles qui un jour, alors qu’en qualité d’aspirant-suicide j’étais étroitement surveillé, me semblèrent précisément dédiées à ma souffrance : « Bénies soient les époques où la condamnation de la na- ture à vivre n’est pas accom- pagnée, en même temps, de l’obligation sociale de vivre. Maintenant, ici – je ne sais pas si c’est le cas dans tout l’hémisphère –, on nous inculque le devoir de vivre, et des sermons, des piques incessantes et des chantages harassants ne font que répéter la même chose, jusqu’à la nausée, à celui qui connaît la douleur et qui souffre de la vie, d’une trop longue vie.
Avec cette façon brutale et glaciale de l’imposer à tout prix, on contribue à l’agitation sans fin d’un simu- lacre, d’une larve de vie, qui ne pourra jamais être, pour personne, la vie. Qui sait si, vue depuis un autre monde, se demandait Euripide, on n’appelle pas mort cette vie qui est la nôtre ? »
Ce fut ainsi que commença notre correspondance : la première fois que je lui écrivis, ce fut pour lui demander une photo, en lui expliquant l’affaire du collage destiné à embellir les murs du pôle universitaire ». Une semaine plus tard, heureuse surprise, je reçus une réponse très gen- tille et un brin moqueuse : aucune de ses photos ne lui semblait digne d’un tel ouvrage (vous imaginez ?). Il m’envoyait toutefois une petite estampe de la Madone de Roerich tenant trois pe-tits cercles, représentant l’art, la science et la spiritualité, situés à l’intérieur du grand cercle de
la culture, qui me serait, affirmait-il, certainement plus utile….
Les paroles extraordinaires écrites sur des cartes postales insolites, les dédicaces attentives et affectueuses de chacun de ses nouveaux ouvrages qu’il n’a jamais omis de m’envoyer, commencèrent au cours des années à me tenir compagnie, à me soulager, à prendre, avec tendresse, soin de mon incurable mal de vivre.
Dès cette première fois, je me suis adressé à lui en l’appelant Maître. Pour moi il l’a été et il l’est encore d’une façon très spéciale. J’aimerais le rencontrer, le connaître personnellement pour pouvoir le prendre dans mes bras et lui dire merci. Je ne sais pas si les dieux le voudront.
(En 2011, Fabio Ciaralli, alors en semi-liberté après avoir été condamné à une longue peine pour crime passionnel, avait achevé une thèse universitaire consacrée à l’oeuvre de Cioran, son autre maitre spirituel. Anne-Marie Jaton, son amie, avait traduit ce témoignage paru dans le no 85 du Passe-Muraille, daté de mars 2011. Le livre de Fabio Ciaralli fut présenté au public à Cetona, en présence de Guido Ceronetti qui en fit l’éloge).