Le Passe Muraille

Ce qu’on n’a jamais regardé en face

À propos de La Suisse et son passé, supplément du Passe-Muraille en avril 1998,

par Janine Massard

En ces temps où la uisse «découvre» son passé, je pense souvent à mon père, au choc qu’il aurait certainement encaissé en réalisant qu’il avait été roulé, comme beaucoup d’autres soldats, lorsqu’il s’en était allé à la frontière avec son sac à poil. Pendant qu’il attendait la guerre, ma mère se retrouvait seule avec un bébé, une toute petite fille et un grand jardin à cultiver car nous vivions du produit de la vente des légumes et des fruits. Couturière de formation, il lui manquait le professionnalisme horticole. Nous demeurions alors dans une bicoque. Le mot convient à ces quatre murs posés sur un sol en terre battue de sorte que, quand il pleuvait, l’eau ressortait par le plancher. On grelottait dans les aubes grises de l’hiver, les chambres n’étaient pas chauffées et les toilettes, à l’extérieur de la maison, lunette en bois avec vue sur fosse septique… Le seul luxe en était un léger débit d’eau froide sur l’évier de la cuisine. En plus de la location, il fallait approvisionner, en fruits et légumes gracieusement et à l’année, selon les termes du contrat, le propriétaire – un homme honorable et riche.

Pour tenir ce logis habitable, ma mère dépensait beaucoup d’énergie surtout que j’avais eu la bonne idée de naître quelques semaines après le début des hostilités. Ma sœur et moi n’en finissions pas d’être malades, dans cette baraque on y toussait tout l’hiver, les maladies de l’insalubrité se concentraient sur nous. Ma mère, malgré des journées sans fin, parvenait difficilement à dominer la situation côté jardin. Il y avait bien un aide-jardinier, un non-mobilisé, un ivrogne notoire et incompétent que l’on retrouvait plus souvent à cuver qu’à désherber. En ces temps de restrictions, on faisait avec les moyens du bord.

Ceux qui sont attentifs à l’histoire quotidienne du pays savent comment les femmes ont porté le poids de l’absence des hommes mobilisés (les indemnités compensatoires permettaient tout juste de ne pas mourir de faim), on sait aussi que beaucoup de gens des couches populaires se sont endettés et que cela a ensuite pesé longtemps et lourdement sur leur vie. C’est ce qui est arrivé à mon père. Ne pouvant, à cause de ses absences répétées, gérer sa petite affaire, il s’est retrouvé pris à la gorge et malgré des efforts démesurés, il a dû, lorsque la situation s’est normalisée après la guerre, aller travailler en usine. Et voilà pourquoi je pense souvent à lui en ces temps de «révélations»: comment aurait-il réagi en apprenant qu’il n’avait été qu’un figurant, que la neutralité n’était qu’une farce et qu’on avait joué une autre partition dans le dos du peuple ?

Ce passé que l’on «découvre» maintenant n’était pas un mystère pourtant. Quand j’étais adolescente, j’entendais des ricanements à propos de ces vrais trains plombés qui traversaient la Suisse en convoyant de fausses marchandises et sur lesquels il avait bien fallu fermer les yeux et se taire, les ordres étaient les ordres, on murmurait contre ceux qui avaient fait fortune à l’abri des bombes, Churchill n’était pas tendre pour la Suisse mais on prétendait qu’il exagérait. Ce passé était là, on le savait peu glorieux mais personne ne voulait le regarder en face, mal-gré le rapport Bonjour qui, dans les années soixante, confirmait les rumeurs. Seules quelques personnalités de gauche osaient en parler. Mais alors, comme on les traitait ! De quelle réprobation fut entouré Frisch !

L’anticommunisme collait tellement à la peau des Suisses qu’ils préféraient jeter l’anathème sur les rouge foncé plutôt que d’être confrontés à la vérité – besser tot als rot. En 1942 déjà un journal communiste clandestin dénonçait l’introduction par les Suisses du J sur les passeports des juifs allemands mais personne n’écoutait les communistes, leur parti était interdit. Le non-dit, spécialité suisse, s’est posé par couches successives sur le passé, il a recouvert l’Histoire. Sans l’ouverture des archives, il aurait enseveli la réalité. De ces remous du passé, je n’ai appris qu’une chose: j’ignorais, je l’avoue, que ceux qui tenaient les cordons de la bourse et tiraient les ficelles du pouvoir étaient prêts à se jeter dans les bras d’Hitler par peur de Staline.

Si ce passé n’avait été remué de l’extérieur, aurions-nous, nous-mêmes, bougé ? Etait-ce seulement acceptable du point de vue émotionnel ? J’imagine que personne ne voulait savoir, ni celui qui avait travaillé pour les Allemands ni ce-lui qui avait vécu difficilement pendant la mobilisation, par souci de paix sociale, pour continuer à croire à la cohésion nationale.

Fichée dès 1963 pour avoir été l’une des organisatrices de la première marche de Pâques contre l’armement atomique (c’était être très mauvaise citoyenne que de vouloir empêcher nos soldats de faire joujou avec des armes nucléaires), j’assume ma réputation de piètre patriote, je persiste et signe en disant: enfin, enfin nous ne pouvons plus feindre d’ignorer, enfin on admet que la Suisse a été épargnée parce qu’elle était le coffre-fort de l’Europe et non grâce au génie stratégique et/ou tactique de nos militaires, enfin on peut mettre un nom sur les profiteurs de guerre: des hommes politiques et des banquiers cupides et butés. Ce sont eux les coupables et, en plus, ils se sont moqués du peuple. Alors pour le repos de l’âme de mon père, il vaut mieux qu’il soit mort avant toutes ces «révélations» qui, soit dit en passant, donnent un bon argument aux partisans d’une suppression totale de l’armée puisqu’elles apportent la preuve que nos pioupious n’ont servi qu’à décorer les frontières.

J. M.

(Le Passe-Muraille, supplément La Suisse et son passé, Nos 35-36, Avril 1998)

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