Ce qu’on essaie de dire…
À propos du dernier livre de JLK
par Francis Vladimir
« Dans Arles où sont les Alyscans,
Quans l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,
prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens batte sans cause
Ton coeur trop lourd;
Et que se taiisent les colombes:
Parle tout bas, si c’est d’amour,
Au bord des tombes. »
(Paul-Jean Toulet)
L’exergue de Paul-Jean Toulet pare le livre de JLK d’une ineffable aura. À lire d’un trait, le vertige m’a pris, longue dévalée nocturne avec au bout les mots, les mots, toujours les mots qui cernent et disent tant de la vie passée, en allée, que de celle qui demeure toujours à nos côtés, en embuscade en dépit de sa rosserie, de ses moments de grâce, de ses instants fugaces jouant d’éternité.
Dans ce long texte qui se déroule page après page en 587 pensées, déclinées à la mode classique, qui se prêtent à l’aube, au cheminement et au soir, l’écrivain ne dévoile rien que nous ne pressentions déjà, une vie d’homme tournée opiniâtrement vers le sens de la vie qui revêt chez lui une interrogation jamais muette, mais assumée par ce que les mots sous sa plume entendent révéler à ceux qui, aveugles ou sourds, en ces temps de misère, sont frappés d’incapacité majeure dans le dévoilement d’eux-mêmes.
Dans l’art d’écrire – ( Tchékhov a su dire :… l’art et surtout la scène est un monde où il est impossible d’avancer sans trébucher) – il y aurait donc ce trébuchement sans lequel l’écriture ne saurait aboutir à la luminosité qui se tient dans chacune des pages du livre de JLK. Pour les lecteurs attentifs et fidèles, l’auteur dresse tout un panorama intérieur où le regard est invité à s’arrêter sur chacun des apophtegmes – nommer ainsi ces courts textes est hasardeux – mais il me faut admettre que l’écho de chacun d’eux, d’une langue lyrique, veloutée, âpre, mordante, déposée, conduit le lecteur à un apaisement de lui-même. Il est drôle de consentir à cet état constaté comme si, finalement, les mots dès lors qu’ils sont plus que choisis, justes et ajustés au pourquoi de la chose, le paysage mental, l’expérience de la vie, le sentiment et la douleur, l’accompagnement, le chaos et la respiration profonde, nous réajustent à nous mêmes, nous ré-assemblent aux autres et au monde.
De l’éternel présent . – Ceux qui veillent depuis toujours, veilleuses et veilleurs des quatre coins des nébuleuses, le savent à jamais: qu’il n’y a que le présent des choses qui puisse vous révéler votre éternité… Dans le grand théâtre l’écrivain joue le rôle de sa vie, liant et déliant les mots et leur sens, secrets et publics, se confrontant à son intime conviction, changeante et forte, car nul ne sait ce qu’il en sera de demain, de la prochaine aurore, du chemin se perdant dans les bois, du crépuscule de feu sur le lac, et l’écrivain s’il prend au présent et à bras le corps la destinée du monde, tel qu’il va, cahin-caha, a ce rien de bravache, de foudre de guerre errant ( par les mers et les monts, les vallons et les plaines… et la voix au désert ) le disputant tout à la fois à Don Quichotte et au chevalier inexistant.
« De la page vécue.– Pour moi, la frontière fut toujours imperceptible entre les livres et la vie dès lors qu’une présence se manifestait par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page, et j’entrais dans une forêt, j’étais sur la route d’Irkoutsk avec Michel Strogoff, soudain la chanson de ce vieux babineux éthylique de Verlaine tirait de mes yeux d’adolescent de treize ans des larmes toutes pures, ou j’avais seize ans sur les arêtes d’Ailefroide et je prenais chez Alexis Zorba des leçons de vie. » L’écrivain se tiendrait donc à la frontière, cette ligne brisée pour certains ou ligne bleue des Vosges pour d’autres, en-deça de laquelle la pièce retombe pile, au-delà de laquelle elle est face. Au jeu du bonneteau de la vie on y voit que du feu. Dans l’obscurité environnante des grands arbres il faut regarder haut, percer la canopée pour retrouver la lumière. Cet entre-deux constant où se joue l’existence, le livre en ces pages les plus sombres ou en ces pages vives, nous est la meilleure des sources pour s’abreuver, humer, jouer avec la fluidité ou le rocher des mots. Sisyphe montait et remontait sans répit la pente. La gangue, qui enserre, l’écrivain en vient à bout, c’est à dire qu’il commet le premier acte d’apprentissage, l’essentiel, celui de buriner le temps.
Et JLK laisse échapper ses volutes d’enfance, ses regains d’adolescence, ses attentes de jeune homme, ses attaches d’homme mûr, cette violence de sang et de violence, toutes choses en elles-mêmes qui font et contrefont le souvenir, le visitant et le revisitant, ne se départant jamais de ce qui tient ce texte de bout en bout, l’émotion, le sourire, la tendreté et la douceur malgré sa mise en garde, le rugueux, la colère rentrée, le deuil.
Les mots, peut-on l’exprimer, fomentent des répits et des transes, déplacent des montagnes, apaisent ou désespèrent, ramènent au silence. Souffles primordiaux sans lesquels l’écriture n’advient pas. Je disais, en aparté de ma lecture de nuit, que l’égrènement de ces courts textes qui font une vraie somme, – à faire des jaloux – relève des abysses et tutoie des hauteurs. Sans doute, le dit-on avec facilité, la catharsis se fait dans l’emploi des mots, dans cette ré-architecture incessante érigeant le propos. Ici il est intime et universel, chuchoté à l’oreille par une voix amie. Il donne à entendre le monde aujourd’hui dans les échos et les accents d’hier, dans l’évidence de l’autre, la toute proche, l’ailée.
« De l’évidence. – Ton mystère ne résidait pas dans ce qui m’était caché de toi, tes secrets ou tes obscurités, mais dans ce que je découvrais chaque jour de toi de nouveau, qui me semblait chaque jour plus beau d’être révélé en pleine lumière… ».
Le livre de JLK se retourne à l’épaule, et nous retourne les sens, nous accablant et nous allégeant, mêlant indistinctement les raisons et les déraisons qui mènent au bout du chemin, à la dernière page du livre. « tu t’en es allée une nuit après nous avoir signifié ton désir de dormir et la nuit depuis lors m’est une autre tombe… De ma tristesse.-Ton visage s’est refermé pendant que tu dormais et pourtant je le savais déjà : que ce n’était pas le sommeil qui l’avait refermé… mais une fois de plus les mots vous manquaient alors même que vous vous compreniez et plus que jamais en ces déclins du jour…
Du plus tendre aveu.-Tu m’as manqué dès que j’ai su que je m’en irais, lui dit-elle… » L’omniprésence de l’intime et du fugace confère à ces pages le noir et le blanc, couleurs de deuil, non pour enfouir l’âme endolorie, la triturer à l’excès, mais bien plutôt pour glisser sous les pas de celui qui reste, une autre portée musicale, lui tendre un arc où réapparaîtront les couleurs, les poinçons d’espérance, l’écriture de feu, la réparation. C’est à cela sans doute que s’attache le livre de JLK, hors- champ, mais dans la lumière matinale sur le chemin des bois, s’en revenant au soir. Avec légèreté, sans emphase, avec les mots sacrés pour le dire, ces sacrés mots, l’empyrée et le refuge qu’il s’est choisis, à la Désirade, sur les hauts de Montreux, pour continuer et faire entendre…
De la permanence.- Ce que nous laissons semble n’être rien, mais c’est cela que nous vous laissons et cela seul compte : que ce soit vous….
F. V.
Jean-Louis Kuffer, Prends garde à la douceur. Editions de l’Aire, 261p. 2023.