Le Passe Muraille

Ce merveilleux Monsieur Girard

(Re) découverte d’un auteur oublié quelque peu…

par Eric Vauthier

À son ami Jacques Chenevière, Pierre Girard (1892-1956) aimait à confier: «Mes histoires sont assez absurdes! […] Ah si je pondais, enfin, un roman fortement charpenté, donc estimable!…1»

Certes, le Genevois n’avait guère le tempérament d’un véritable «romancier», mais plutôt celui d’un magnifique poète-conteur. Et c’est avec raison que le critique Jacques Buenzod a pu voir en notre écrivain un authentique enchanteur. Il est vrai que d’emblée, dès les premières phrases parcourues, un charme subtil vient délicieusement envoûter le lecteur des livres de Pierre Girard, dont certains ont été, ces dernières années, réédités en format poche à L’Age d’Homme.

Pour autant, l’écrivain demeure encore généralement méconnu de nos contemporains qui se privent ainsi d’une rare délectation: faire connaissance avec une œuvre qui, par sa grâce toute juvénile, son ironie sensible et sa fantaisie légère, n’a que peu d’équivalents dans les lettres de Suisse romande, si ce n’est peut-être du côté de Rodolphe Töpffer, l’inoubliable auteur des Voyages et aventures du Docteur Festus.

En son temps, Edmond Jaloux ne s’y était pas trompé, lui qui présentait ainsi Girard dans une de ses études si pé-nétrantes: «Il y a chez cet écrivain de grand talent un charme spontané, un sens de la caricature et de la naïveté qui font penser à Töpffer, un Töpffer qui n’aurait pas ignoré Giraudoux». De sa fréquentation des romans et nouvelles de Jean Giraudoux, Pierre Girard a sans doute hérité un goût marqué pour les rapprochements singuliers, les ima-ges étonnantes. C’est ce qui transparaît notamment dans les nouvelles de June, Philippe et l’Amiral (1924), où l’on peut lire, par exemple, dans le texte qui donne son titre au recueil, cette comparaison insolite: «le soleil couché, toutes les pensées de June pendaient en elle, inertes comme des chauve-souris aux portes des granges…» (p.29).

Pourtant, s’il fallait vraiment trouver à notre Helvète un parent français, sans doute opterions-nous plutôt pour Francis de Miomandre. On trouve en effet chez ces deux explorateurs de la féerie du quotidien la même faculté d’enchanter le lecteur en l’entraînant, par le biais de personnages excentriques et comme plongés en un rêve éveillé, dans un univers légèrement décalé de la réalité, où se glissent parfois des éléments de merveilleux.

Dans Otarie(1933) de Miomandre, on s’étonne à peine de voir parler un animal marin, de même qu’il n’y a rien d’aberrant, dans June, Philippe et l’Amiral, à ce qu’une jeune fille aperçoive un matin, à sa fenêtre, un jeune dieu de lumière, nu et tenant une lyre (p.18-19). Le Genevois lui-même ne cesse, à travers ses œuvres, d’adresser à son aîné des signes de complicité. En effet, lorsqu’il ne lui dédie pas un récit – c’est le cas notamment de Connaissez mieux le cœur des femmes (1927) et d’Amours au Palais Wilson (1942; rééd. 1982) –, Pierre Girard glisse parfois dans son texte un clin d’œil à l’auteur d’Écrit sur de l’eau. Ainsi voit-on dans June, Philippe et l’Amiral, la jeune Simone rêver «d’un être qui ressembl[e] à une souris, à une femme, avec le sourire de Francis de Miomandre» (p.45), ou bien est-il question, dans Lord Algernon (1925; rééd. 2001), du bonheur de recevoir «une lettre rose de Miomandre» (p.66).

Si l’œuvre de Pierre Girard se caractérise volontiers par son humour, parfois satirique ainsi que dans Charles dégoûté des beefsteaks (1944; rééd. 2005), on ne saurait pour autant omettre l’importance qu’y occupe la sensualité. Contrairement aux personnages de Giraudoux, ceux de Girard n’ont rien d’angélique ni d’éthéré: hom-mes ou femmes, ce sont avant tout des êtres de désir, avides d’aimer et d’être aimés. Chez le Genevois, le corps féminin est clairement érotisé, souvent en partie dénudé, offert au regard et au désir. Mais c’est sans compter avec les hésitations, les revirements et les renoncements des héros de l’auteur, incapables de démêler l’écheveau de leurs aspirations contradic-toires et condamnés à courir après le bonheur. Prisonniers des convenances morales et sociales, entravés par leur timidité et leurs difficultés à communiquer, ils souffrent de manière lancinante d’un sen-timent de solitude et d’échec que viennent souligner de fréquentes références à la musique romantique, celle de Schubert et de Schumann entre autres. D’où, dans certains des récits de l’écrivain, une tonalité de profonde mélancolie, parfois même d’amertume, dont témoigne tout particulièrement La Rose de Thuringe (1930; rééd. 1988), un récit baigné de romantisme qui peut être tenu pour un des chefs-d’œuvre de la littérature suisse de l’entre-deux-guerres. Malgré un dénouement heureux, le récit de ce jeune homme écartelé entre la Suisse et l’Allemagne, entre Virginie et Ilse, n’a rien d’idyllique et se clôt sur un sombre aveu d’échec: la jeunesse du héros n’aura été finalement qu’une jeunesse «mal mûre et à demi pourrie, dont [il] n’avai[t] rien su faire, dont il n’y avait rien à faire» (p.155).E.V.

1. Propos de Pierre Girard rapportés dans Jacques Chenevière, Retours et Images, Lausanne, Rencontre, 1966, 310p.

2. Jacques Buenzod, «Pierre Girard et son œuvre», in Pierre Girard, La Rose de Thuringe, 1930; rééd.: Lausanne, L’Age d’Homme, Poche Suisse, 1988, 161p.

3. Outre La Rose de Thuringe, trois autres livres de Girard sont disponibles en «Poche Suisse»: Amours au Palais Wilson et autres nouvelles; Lord Algernon; et Le Gouverneur Gédéon/Charles dégoûté des beefsteaks

.4. Edmond Jaloux, «La Solitude morale dans la littérature romande», D’Eschyle à Giraudoux, Fribourg, Egloff, 1946, p.156.

5. Romancier et poète, Francis de Miomandre(1878-1959) est aujourd’hui injustement oublié. Lauréat du Prix Goncourt 1908 pour Écrit sur de l’eau…, on lui doit bien des merveilles où la fantaisie la plus libre côtoie l’onirisme surréaliste, comme dans Onésime (1928), Otarie (1933) ou Le Fil d’Ariane.

(Le Passe-Muraille, No 77, Avril 2009)

 

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