Cavalcade
Texte inédit d’Anne-Lou Steininger
Magne-toi, ma cavale, trotte dru. Envole-toi, ma bique. Sème ton ombre. Le jour pourrit déjà dans la forêt qui nous rattrape, il sent mauvais, il rampe. Le chemin s’amenuise. Plus vite!
Mes foutus rêves d’enfant m’attendent au coin du bois. Les revoilà ces trois brigands qui se partagent la carcasse d’un âne à coups de dents. Mais j’ai craché ma peur. Je leur siffle en passant : Salut, ces zigues! Zigoto, Zigolin et Zigomar. Ils me répondent obséquieusement, sourire crasseux mais chapeau bas. J’ai le temps de zieuter, issant de leur crâne hachement fendu, un vol de lourds papillons noirs, annonciateurs d’orages, de poisse larde et des coups de bourdon du grand Mélancoloir, mais je suis déjà loin, emportant mon enfance. Adieu ! cauchemars miteux, sales malabars!
Je rêvedouille en trottinant, câlin cahot, sur ta vague jumilente. Mon oeil, ô ma tapante, est maintenant plus large que le tien. Mire un peu mon écume. Nous sommes frères de bave, à même bouche équine, trottant sur la mer mousse d’un pré enfrissonné de brise. Le soleil tonne. Je t’étalonne, je te badine. Et j’annonce midi d’une tirée de mon gnomon. Allons. Courons encore. Toute ombre bue sur la crampe de pile. Le temps est ouvert. Allons nous perdre au diable vert!
Mais d’où sortent-ils, que cherchent-ils ces doux goguelureaux, cette troupe de mois moineaux aux élégances chichiteuses qui nous abordent en mâchonnant des vers ? Que dois-je ouïr, Messires, de votre sot sabir ? Que trissez-vous à ma fauvagne ? Je ne charabie pas de ce jus-là. Et ma jument n’obéit qu’à mon doigt. Passez votre chemin si vous ne voulez pas que je vous estourbis-se ! Mouvez vos caques longues et vos frimes poudrées.
— Marquis de l’Entourloupe, et sa mesnie, mon cher, à toute cause acquis, à tout vent bonne chère, pour te servir jusqu’en Enfer…
Que le diable vous débarbouille ! Gibier de sofa, va! Vous perdez votre temps. Vous ne me prendrez pas à votre gluantise. Filez, disparaissez, esparpillez vos galantises.
Je rigole, je gloussigole dans mon forum à voir ces fois gandins s’empatouffler dans leur courbitulum. Ils ont manières si savonneuses qu’ils gadinent sans cesse. Zop ! Zzzzlim ! Paf! Et de montrer leur patatras ! Ils glissent sur leur propre sourire, ils patinent en ronds de jambe, cul-butent sur une révérence, se relèvent et replongent sempiternel ni grâce. Je m’égrappille de rire. Mais saperlotte ! L’engeance saponifère se rap-proche! Caspe! c’est un gobe-gogo. Arrête-toi, mon Épatante. Les voilà qui viennent en tapinois jeter sous tes pattes gracieuses leur corps d’inusables carpettes. Aïe!
Hélas ! Ma reine boitillante, ces caguelous t’ont volé l’amble. Je fus trop nice, niquedouille, nicodème ! Trinitairement naïf en ma simple personne. Tout juste bon à ratisser les mouches de toute la largeur de mon sourire d’andouille. Pardonne-moi, ma tendre airelle, et poursuis dare-dare ta route clopinante. Car il n’y en a que pour demain. Diguedon, digue-dondaine. Mon coeur boite à ta cadence, ma boîte-à-sang tanguelotte. Je t’aime, ma vie, je t’aime à cul tapant, à bringuebedaine, je ne te quitterai point. Que l’on ose maintenant croiser notre chemin! J’ai mon Browning, ma Winchester, et mon rayon laser. Prenez garde, chevaliers, sur vos outres à crottin : un mot, un geste, et je vous rembobine jusqu’au premier tronçon de votre cordon ombilical.
Passés le pont des trois périls alambiqués, la fontaine des nixes hépatiques, la fosse des galops empêtrés. Passé le gué de l’arsouille en caleçons, qui a volé mes nippes. Passé, sans trop de peine, l’arbre à soupirs, le caroubier qui porte en ses gousses séchées les âmes affreusement déçues des morts. Passé, le moulin de la cagnotte – où allèrent se faire moudre mes derniers picaillons. Passées, la gorge des croque-sel, la mer crissante des cigales carnassières où tu laissas quelques livres de chair. Passé aussi, hélas ! le grand Mélanconil, ce château de velours sombre où je m’énamourai à cloche-tête d’une frisque et pantoise oiselle de gazon. Quelle soupe de langue, mes zoziaux ! Quelle salade de museau ! Soulas sublime de crignole ! Je l’ai tant embrassée, pommesucée et pourlanguée, qu’un siècle avait filé quand je repris de l’air, et ses cheveux étaient tombés. Le crâne pelé à l’os, elle m’en voulut, la ribaude Bambelle, et trancha ras ton chasse-mouche, ta belle queue de poils emparfumés, pour s’en faire un chignon. Je n’ai pu sauver de ton crin que l’épaisseur d’un fouet à puces, elle avait déjà fui… Tant d’épreuves passées, ma divine haridelle, et nous toujours do-pant de joyeuse compagnie, toujours en vie, en rires et en gondolerie.
Tu ne galopes plus, peut-on dire que tu trottes ? Mais tu vas ta breloque, tiquetaquant des os sous ta robe tannée. Étique es-tu, étiquissime – et moi si grêle – que bientôt c’est ton ombre que je chevaucherai. Mais continue, va, scande-moi le chemin, ryth-me, rythme : je chante encore, je grazouille. Passants, par les trous que la vie vous a laissés et par ceux qu’elle vous a crevés, écoutez ma goualante, oyez couiner à panse retroussée la ballade foutresque dite du grand Mélancocasse. Un, deux… tac?… trois? Merdemption ! Voilà d’autres crapules ! Regarde. Là où le vieux soleil se vautre dans son sang. Regarde-les giguer, ces grands faucheux cagneux que picore la lumière. Issus de l’élan des chiens maigres, noirs comme la car-casse d’un avion incendié, les arpenteurs d’horizon nous attendent. Ils vont nous rogner bas, nous déviander, nous raboter le peu de gras qui reste. Ils veulent, les scélérats, nous ensquelettuber ! Hélas ! ma carne lasse, pour-quoi faut-il que notre route passe par là? On les dit insatiables et grincheux, jongleurs de coutelas et avaleurs de sable. Ils prêchent l’identité de la chair et du temps, et c’est en cela qu’ils sont le plus dangereux, grignotant l’un pour l’autre, et viceversament. — Cessez illico mouvements et gaudrioles. Claque-gobez vos notices et commentaires, s’avance grognant un sombre flandrin. Vous avez ici joint la frontière des goinfrées, la limite entre le monde
Cric que l’on mange et celui Clap qui nous mange. Récitez votre profession de foi sans limasser. Êtes-vous prêts à reconnaître l’identité de la chair et du temps?
— Un doigt de chaque, passionnément.
Mais cette longue bobine sermonifère ne me lâche point l’oreille et me mouline la cervelle à coups de « très misérérables » et de geignants « méa-coulpettes », tandis que ses sbires, nous taquinant du bec, nous entraînent et nous tirent par-delà l’horizon en nous raclant le squelette. Bah ! ma cavale, ce n’est que temps occis, mauvais moment à trépasser. Et maintenant continuons. Ne nous laissons pas abattre pour quelques kilos de barbaque ! Réjouissons-nous au contraire d’être encore plus légers. Peut-être volerons-nous un jour. Et puis tu sais, même croquée, mon Élégante, réduite au schéma de tes pas, malgré ta fesse cave et ton oeil gobé, je t’aime toujours, je t’aime plus que jamais. Va, ma Grignotée, ma Cliquetante. Va, ma Débridée, porte-moi comme avant, en faisant sonner sec toutes les notes de ton ostéophone. Et tant pis pour le grand Mélancoquin qui nous fit traverser la ligne de paresse. Gueule de nuit, je ne me tairai point.
Quand tu seras éternuée par le souffle des chandelles mortes, quand tu te seras fait piller, éparpiller par les outre-tombistes jaloux de notre course, j’empoignerai ton dernier os, ton dernier point d’exclamation, et j’en ferai une flûte stridente, un sifflet troué pour secouer l’éternité. Jamais je ne m’essoufflerai.
A.-L. S.
(Le Passe-Muraille, No 66, Août 2006)