Le Passe Muraille

Casanova, ou le jouir tranquille

 

À propos du Casanova l’admirable de Philippe Sollers,

par Gérard Joulié

Si le XVIIIe est le siècle de Cythère, de l’amour-plaisir, de la promenade et de la conversation, des épistoliers, des mémorialistes, Jacques Casanova chevalier de Seingalt, en est sans doute le sujet le plus exquisement représentatif (que je n’omette pas Ligne, cependant). Enfant de son siècle, héros de son temps. Et en cette fin de millénaire pesante, grelottante, encombrée, pudibonde – au fond – Philippe Sollers tourne son regard vif et sec de libertin, d’homme libre et pressé, vers l’époque déjà féerique de Fragonard, de Tiepolo et de Boucher, des Vivaldi, des Buffo, des Scarlatti. Montrant qu’on peut aimer (Sollers use de mots plus crus) l’amour et la philosophie dans et hors des boudoirs. Pour l’instruction et le plaisir de ses contemporains (deux ou trois happy few, cela suffit), Philippe Sollers dresse son chevalet devant le magique chevalier et en extrait un livre com-posé partie de citations des Mémoires et partie de commentaires prestes, détachés et jetés là comme au débotté, d’une écriture staccato, héritée, dirait-on parfois, directement de la phrase dansante de Céline.

Que voit-il ? Un fils de comédienne, bâtard de grand seigneur, un sourire avantageux d’arrogance sur des lèvre sensuelles, un habit de velours riche en breloques et tricorne sous le bras. Un homme en garde contre la société et qui pourtant aspire à séduire. Un parvenu ami des privilégiés. En d’autres temps cet amant des femmes eût pu devenir l’ennemi des hommes. Lui, non, car il est sociable. Il est sur le théâtre du monde et n’a pas le trac. Un geste de tête à demi-dédaigneux se mue en révérence de cour, un sourire se fait tendre. Homme de lettres par ailleurs jusqu’au bout des ongles. Sa vie appartient au public. Approchez, ouvrez le livre, lisez, sentez ce parfum de chair de femme. C’est surtout un conteur unique. Ses Mémoires sont nos Mille et Une Nuits.

Avec des jours de galopades enchanteresses. Tout un siècle ressuscite avec justesse de touches, détails vivants, cadres variés. Amours de tête, de cœur, de sens. Rarement les trois ensemble. Car alors on se fixe. D’avoir tant vécu, tant risqué, ourdi d’intrigues, cet aventurier s’est donné des règles de vie qui en font un très pratique philosophe. Son ciel est sur terre. Enfin…

Solitaire en son château tchèque, et sentant la vieillesse arriver, n’écrivant que pour lui, aux prises, sans le savoir, avec l’immortalité, il s’amuse, vieillard rieur, et libertin roué et ingénu, à mettre à bas ses cartes. Personne de moins détaché de son récit: «En me rappelant les plaisirs que j’ai eus, écrit-il, je les renouvelle. J’en jouis une seconde fois.» D’où parfois une certaine complaisance avec laquelle il les rapporte et s’y attarde.

Jouir fut son maître mot. Ce qui frappe néanmoins, le lisant, c’est la passion et souvent aussi la délicatesse, par quoi il échappe à la vulgarité. Cette passion, c’est une certaine impatience de vivre. Il ne veut pas se fixer. Il veut demeurer libre d’écouter cette voix qui est en lui et qui lui commande d’aller toujours de l’avant.

D’où cette grande faculté de détachement. L’admirable chez lui, ce n’est pas cette guirlande de femmes à son cou, c’est qu’il parvienne chaque fois à s’en détacher avec si peu de cris, de larmes, de colères. Ses femmes sont raisonnables et philosophes. Elles ne s’insurgent pas. Quand il les quittait, ses maîtresses ne lui en voulaient jamais. Il pouvait revenir, et si elles étaient libres, elles lui rouvraient leurs bras. C’est l’anti-Don Juan, l’anti-Valmont. Il est l’antipode de ces hommes froids et solitaires, de ces moines de l’amour, de ces ennemis et de ces rivaux de Dieu, êtres tout d’orgueil. Lui, tout pétri de vanité et de sociabilité qu’il est, la courbe d’un sein, la vivacité d’une conversation, voilà ce qui l’arrête. Un temps.

Catholique et philosophe, acceptant l’ordre établi par la Providence et les hommes tels qu’ils sont, il est le moins révolté de nos semblables. Pourquoi l’eût-il été ? Il eut ce qu’il voulut: les femmes. Il chercha son plaisir, le trouva, le goûta. Quel homme heureux. On n’est pas plus sage ou plus grand philosophe. Un catholique vénitien dont l’âme demeure secrète sous les reflets mouvants de la lagune. Un chrétien de son siècle à la foi humaine, très humaine, très charnelle.

C’était un temps où les hommes et les femmes (d’un certain milieu) avaient le temps de faire l’amour, de le parler, de le raisonner, de le rêver et de le prolonger en l’écrivant. Vade mecum, nous dit Sollers. On n’est pas obligé de le croire sur parole.

G. J.

Philippe Sollers, Casanova l’admirable, Plon, 1998.

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