Avec l’humour de l’espoir
À propos de Kenzaburo Oé, de son fils et de ses romans,
par JLK
Un document filmé bouleversant nous a fait découvrir, en automne dernier, les relations vécues par le grand écrivain japonais Kenzaburo Oé, Prix Nobel de littérature 1994, et son fils handicapé mental, grand poupon de trente ans devenu compositeur grâce aux soins qui lui furent prodigués. Scène inoubliable: la visite du mémorial aux victimes d’Hiroshima vécue par le fils de l’écrivain (lequel le tirait littéralement de force) avec une intensité prodigieuse nous découvrant soudain notre propre acclimatation à l’horreur.
De son fils, Kenzaburo Oé dit volontiers qu’il lui doit d’avoir trouvé son «vrai chemin», sur lequel il rejoint tous ceux qui, de par le monde, endurent injustice ou misère. Nulle ostentation misérabiliste en cela, mais le signe d’un destin marqué dès l’origine par la catastrophe collective, comme rejouée à tire privé à la naissance de l’enfant «anormal» dont le scandale de l’existence constituait déjà la trame d’Une Affaire personnelle, la meilleure entrée à conseiller de cette grande oeuvre contemporaine.
Une fois encore, mais sous un point de vue décalé puisque c’est, ici, la fille de l’écrivain qui s’exprime, le personnage de l’«idiot» hante de sa présence le dernier récit de Kenzaburo Oé, paru sous le titre d’Une Existence tranquille. D’emblée le ton est donné, plus léger d’apparence que dans les autres ouvrages de l’auteur, mais à la fois plus inquiétant et plus poreux, plus exposé à la sauvagerie. Sérieuse comme une fille de pape, Mâ raconte la mauvaise farce que lui fait son bonhomme de père en la plantant seule dans la maison familiale, invité qu’il se trouve avec sa femme à résider dans une université américaine, je vous demande un peu.
Irresponsable au possible, ce plumitif de père a donné par surcroît, à la télévision, une conférence sur le thème de «la prière de l’athée» qui lui a valu au moins deux «fanatiques», lesquels manifestent leur dévotion par des offrandes quotidiennes de fleurs et de petites bouteilles d’eau déposées devant le domicile familial. Or ne voilà-t-il pas qu’après le départ du couple parental aux States, la digne Mâ s’en vient à découvrir que l’un des «fana-tiques» se livre à d’affreuses pratiques sur d’innocentes fillettes… Du moins parvient-elle à provoquer l’arrestation du satyre. Mais ce n’est là que l’amorce, sur des pattes de colombe, d’une traversée de la triste condition humaine, dont la jeune fille ne s’échappe que pour travailler à sa thèse sur… Céline; et nous voilà retrouver cet univers de déréliction dont le grand écrivain parcourt le labyrinthe depuis qu’il a commencé d’écrire, et qui nous apparaît ici sous un regard plus singulier que jamais, toujours le même et comme jamais vu.
De fait, toute menue et modeste en apparence, soucieuse de formes et de convenances, studieuse et walsérienne dans son désir de n’être qu’un zéro dans son coin, Mâ pratique l’euphémisme avec le même art de l’understatement que les plus rouées romancières anglo-saxonnes vous sussurant les pires atrocités du bout de leurs lèvres de porcelaine.
Pourtant on sent à tout moment cette feuille de papier d’Arménie vibrer à d’imperceptibles typhons. Et voici qu’on tente de la violer pour de bon, ce qu’elle va devoir expliquer à sa façon à l’honorable lecteur. Et voilà qu’au fil des lignes de Mademoiselle, qu’on imagine tracées d’un pinceau surfin, se dessine et s’élève bientôt, dansante baudruche musicale, la figure du frangin pansu diffusant comme des ondes tièdes de tendresse.
L’iconographie chrétienne a toujours figuré Notre Seigneur en maigre émacié. Nous pourrions imaginer pourtant cet hippo jaune en croix entre les deux larrons, frère du petit Christos bosniaque de Vidosav Stevanovic qui ne trouve plus à parler que dans le dessin. Rien en tout cas de bouddhistement boudiné dans l’esprit de ce livre délicat et terrible où l’écrivain mêle génialement l’humour et la méditation sur le mal, la vie quotidienne et l’interrogation métaphysique, les incongruités de notre condition terrestre et nos pauvres façons de nous en accommoder.
Sorti de la forêt japonaise tutélaire pour délivrer son message d’humaniste apocalyptique, Kenzaburo Oé le sartrien, le contestataire, l’ennemi juré du Japon nationaliste et militariste, a souvent passé pour un peintre «panique» à la très sombre palette, et c’est vrai que la plupart des livres que nous connaissons de lui achoppent essentiellement à la face sombre du siècle, jusqu’au parcours, explicitement dantesque par sa symbolique, accompli dans ses Lettres aux années de nostalgie.
Or ce qu’il faut relever, au demeurant, c’est la paradoxale tonicité de ces livres.; découlant à la fois de l’immense capacité d’empathie de l’auteur et de son humour à vieux fonds populaire. Par le plus subtil retournement qui soit, mélange d’humilité et d’affection malicieuse, l’auteur d’Une existence tranquille trace son portrait «en creux», par la main d’une jeune fille à la fois ingénue et un peu sorcière, naïve et forte, conventionnelle et imprévisible, véritable paradoxe ambulant qui possède son Céline mais ignore à peu près tout des livres de son père, surtout préoccupée par son alcoolisme occasionnel. Le portrait d’O, fils cadet sain de corps et d’esprit féru de rallyes et préparant son entrée à l’université, complète le triptyque juvénile et marque mieux encore, par contraste, le relief du merveilleux Eoyore. Tout cela délicieusement ahuri comme une «idiotie» dosto-walsérienne débitée en brochettes, cuite à toute vapeur, et dégageant un fumet joyeux.
Tel est d’ailleurs, dans le document filmé cité plus haut, le mot anglais que, sous l’oeil de la caméra, l’on voyait inscrire Kenzaburo Oé au terme de son dernier livre, sans discontinuer de sourire à son mélodieux rejeton vautré à trois pas de lui: REJOYCE.
JLK