Le Passe Muraille

Autoportrait de l’auteur en lecteur

À propos d’Une bibliothèque idéale de Hermann Hesse,

par Bruno Pellegrino

La réputation de romancier de Hermann Hesse, Prix Nobel de littérature 1946, n’est plus à faire. Thomas Mann disait que Le Loup des Steppes(1927) lui avait réappris à lire – et si l’un des romans les plus célèbres de Hesse a eu cet effet collatéral, que dire de ses quelque trois mille textes consacrés à la lecture et l’écriture, rédigés entre 1900 et 1962?

Une Bibliothèque idéale (dont le titre original, Eine Bibliothek der Weltliteratur, donne une bien meilleure idée du contenu du livre) propose un tout petit échantillon de ces articles: dix textes publiés entre 1903 et 1945, qui parlent de la magie de la lecture, mais aussi de ses dangers, du bonheur de se constituer une bibliothèque, des différents types de lecteurs ou d’écrivains, ou encore de qu’est-ce qu’être écrivain, entre mille autres choses.

«Trop de lecture peut nuire, certes. Mais je ne mettrai personne en garde contre la passion des livres, même s’ils peuvent faire à la vie une concurrence déloya-le.» D’emblée, il est évident que Hesse place la lecture très haut, qu’il l’érige en art, en mode de vie et de pensée. Il ne s’agit pas tant de s’instruire par les livres que de s’en servir pour donner du sens à tout ce qui est; ainsi, il faut lire par amour et non par devoir, et cet amour passe aussi par une sélection «bibliophilique» des éditions des ouvrages, de la qualité du papier à l’établis-sement minutieux du texte.

Dans l’article intitulé «Une bibliothèque de littérature universelle», Hesse passe en revue les titres et auteurs primordiaux des trente derniers siècles, des ouvrages religieux de l’Orient à la Bible et aux Mille et Une Nuits, avant de dresser une liste des «classiques» européens, tout en soulignant le caractère émi-nemment provisoire de ces noms, certains voués à disparaître, d’autres appelés à être redécouverts tôt ou tard. Mais, gêné par cette énumération trop conventionnelle, Hesse change de cap et rédige quelques belles pages sur la façon dont se constitue réellement une bibliothè-que, et il parle avec passion de ce qu’il aime: le XVIIIe siècle allemand, l’Inde et la Chine ancienne (ce qui n’est pas sans rappeler que Hesse est également l’auteur, entre autres, de Siddharta).

À travers ces courts textes au ton libre et familier, dont les notations, conseils, remarques (parfois très critiques) entretiennent un constant dialogue avec le lecteur, Hesse transmet son amour de la lecture (au risque, parfois, d’accumuler un peu trop de «vénérable», «véritable» et «admirable»): «Il n’y a qu’une seule loi, qu’une seule voie pour se cultiver et s’élever par les livres: le respect de ce qu’on lit, la patiente volonté de comprendre, l’humilité de recevoir et d’écouter.»

Contre la mauvaise conscience et la lecture bâclée, pour les bonheurs multiples de la littérature et la lucidité, avec humour et mordant, celui qui dit avoir lu plus de dix mille livres se dévoile aussi, par ricochet, et offre une autre dimension à sa propre œuvre, d’autres pistes d’interprétation.

Ce petit volume vaut enfin pour le regard que Hesse pose sur son époque: «Nous étouffons dans l’air irrespirable du monde mécanique et du besoin barbare qui nous entoure», écrit-il en 1927.

De ces «jeunes inventions» (la radio et le cinéma) qui concurrencent le livre, à la Deuxième Guerre mondiale qui met en danger la littérature mondiale «presque autant que les rééditions bâclées», Hesse démontre l’air de rien que parler des livres et de ceux qui les écri-vent, c’est (aussi) parler de soi et du monde qui nous entoure.

B. P.

Hermann Hesse, Une Bibliothèque idéale, trad. Nicolas Waquet, Rivages.

 

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