Le Passe Muraille

Auteurs en déshérence

 

Plaidoyer pour la défense d’une Suisse européenne qui ne serait pas honteuse de ses meilleurs esprits,

par Christophe Calame

J’ai pensé un jour que le général Guisan était peut-être Charlot, revenu d’Hollywood incognito: le Conseil fédéral avait engagé un petit juif pour jouer, mais très sérieusement, le rôle du général suisse ! Je n’ai jamais été surpris des révélations de ces dernières années. Je savais, nous savions… On m’a toujours dit que la Suisse, et d’abord sa classe dirigeante et ses industriels, avaient collaboré autant que possible avec les nazis. Je n’ai jamais pensé que notre pays avait «vaincu». J’aurais préféré perdre mon père à la guerre, et l’existence par là même, que de naître dans un pays qui n’avait pas combattu Hitler.

De cinq à trente-trois ans, la Suisse n’a eu aucune importance dans ma vie psychique. Je ne la voyais pas. J’aurais voulu être Russe ou Anglais, pour faire du service militaire dans une grande armée, peut-être dans la marine. Sous l’uniforme, mon électrocardiogramme patriotique est toujours resté absolument plat. J’essayais de lire dans un coin pendant les prises et les remises de «panosse» (comme on appelle chez nous le drapeau). J’étais pourtant reconnaissant aux Suisses de m’avoir permis d’assister aux mouvements d’une bonne petite armée, pleine de sérieux (à l’époque). En politique, je me suis dégoûté très vite de passer mes soirées avec des imbéciles. J’aime la fonction publique parce que l’action de l’Etat traverse le temps et l’espace: il n’y a pas d’«Etat-nation». Je puis enseigner Platon et Stendhal dans un canton de la Bourgogne transjurane ou de la Savoie translémanique, la Suisse romande n’étant après tout qu’une définition parmi d’autres de notre espace.

Au Gymnase, à mon entrée dans la vie, il y avait parmi nos professeurs un écrivain de taille: Jacques Chessex. Pour moi, il n’était pas plus Suisse qu’Henry Miller. J’avais dix-huit ans, et je voulus lire les classiques (et non plus Breton et Sollers exclusivement). J’allai acheter, sur cette impulsion, trois éditions Garnier d’un jaune magnifique: Flaubert, Laclos, Constant. Dans L’Education sentimentale, j’ai vu la comédie artistique et politique. Dans les Liaisons dangereuses, la comédie amoureuse (le tragique s’est montré plus tard, j’ai toujours manqué de cœur). Et puis dans Adolphe, j’ai vu tout ce qu’il ne fallait pas être: avertissement salutaire, première grande leçon de morale de ma vie. Ce livre était le plus grave des trois sans doute, et Chessex m’a dit que Benjamin, c’était nous. Alors, j’ai bien voulu de ce passeport-là. Nationalité: Constant.

A Paris, j’ai vu les Suisses honteux. Ils ressemblaient aux immigrés fraîchement naturalisés en Suisse, qui appellent la police quand on se gare sur leur place de parc: ils en font trop dans l’helvétisme, comme les intellectuels suisses dans le parisianisme. Gare de Lyon, je reconnaissais aussitôt les Suisses à leurs vilains vêtements et leur air empoté. Je n’ai jamais eu besoin de savoir s’ils parlent italien, allemand ou français. De loin, l’unité de la nation se voit très bien. J’ai ensuite compris que Paris était une grande machine faite par et pour les provinciaux et les étrangers. Comme il fallait être quelque chose à Paris, j’ai pris l’air suisse et, comme j’ai la dent naturellement dure, on a parfois trouvé de l’esprit à ce Suisse.

Les Editions de la Différence m’ont demandé s’il existait quelque chose de suisse à publier. Je me suis souvenu de Calvin, de Rousseau, de Tissot, de Bonstetten, de Mme de Charrière, de Vinet, de Rambert, de Ramuz, de Reynold, de Rougemont, et même d’Othon de Grandson. Mon vieux maître de l’Université, Jacques Mercanton, qui se croyait Français et l’était si peu, lui aussi a trouvé enfin sa place, dans notre paysage essentiel, notre «littérature romande». La poésie de Chappaz m’était nécessaire sur l’avenue de Breteuil, ma promenade. Les écrivains romands sont devenus un peu ma famille. Eux seuls donnent pour moi un sens plein à l’expression magnifique de patrie.

Mes éditions parurent alors que la Suisse fêtait, sur un mode ronchon et forcé, son 700e anniversaire. L’effet fut étrange. Quelques dames et vieux messieurs me félicitèrent, la presse fut surprise mais chaleureuse, je fus invité à droite et à gauche. Du côté de l’Université, quelques jeunes roquets qui gardaient la place aboyèrent, puis tentèrent de mordre, toujours en traître. J’appris avec étonnement qu’il est à la mode, à Lausanne, de prouver que tous nos écrivains ont été fascistes. Le carriérisme le plus bête et le plus brutal se déchaîne sous le masque du politically correct… Mais laissons Bourdieu à sa bile, et ses admirateurs de province à leur laideur. Posons-nous plutôt le problème de la résurrection de la littérature romande dans sa longue histoire.

On ne peut faire de l’histoire littéraire, car il s’agit de cela, sans un minimum d’intérêt du public. Publier des livres en récoltant des subventions est une bonne chose, mais pas si les livres tombent après quelques grands articles enthousiastes et petits comptes rendus fielleux. Or, l’esprit aujourd’hui n’y est pas.

Nous savons tous que la Suisse n’est pas un pays de bergers et de montagnes, mais nous ne savons pas encore assez que c’est un pays de cités et de bourgeois, de fleuves et de lacs. Nous savons tous que la Suisse n’est pas une démocratie modèle et qu’elle a perdu la guerre avec son général de comédie, mais nous ne savons pas encore assez que cette grande nation européenne, dont le peuple a si peu d’intérêt, compte dans son histoire de très grandes personnalités, autour desquelles nous pouvons nous retrouver.

Il faut maintenant écrire une nouvelle histoire de la Suisse: celle des grands individus et de leur contribution culturelle et politique particulière. C’est par eux que, demain, nous serons Européens, parce que cet héritage appartient d’abord à l’Europe. Je propose donc, pour commencer, la publication dans tous les grands journaux du monde, aux frais des banques, de nos auteurs en déshérence.

Ch. C.

(Le Passe-Muraille, Nos 35-36, supplément La Suisse et son passé, Avril 1998)

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