Le Passe Muraille

Au pays des rêves

 

À propos de La maison du sommeil de Jonathan Coe,

par Philippe Thirard

Les japonais dorment volontiers en public. C’est qu’il paraît qu’un Nippon sur trois est porteur du marqueur génétique DR2, par ailleurs extrêmement rare dans le patrimoine chromosomique du restant de l’humanité. Or cette particularité génétique a été décelée avec une fréquence de 99% chez les patients atteints de narcolepsie, un trouble du sommeil peu fréquent en Occident (il affecterait quelque vingt mille personnes en Grande-Bretagne), qui provoque de brusques endormissements ainsi que d’irrépressibles fous rires accompagnés d’évanouissement ou de catalepsie. Une affection pour le moins spectaculaire et embarrassante.

Ces considérations médicales ont été recueillies par Jonathan Coe au cours de ses recherches pour son dernier roman, La Mai-son du Sommeil. Elle n’apparaissent pas en tant que telles dans son livre, c’est pourquoi il paraissait utile des les livrer ici. Elles illustrent un certain souci documentaire dans le chef de ce jeune auteur britannique ironique et sensible pour qui l’imaginaire est tout. Somnambule lui-même – c’est en se faisant soigner aux urgences d’un hôpital londonien après s’être blessé lors d’une de ses promenades inconscientes qu’il a entendu un médecin parler des troubles du sommeil et des avancées médicales dans le domaine Coe, 37 ans, témoigne d’une brillante aptitude à traduire en récits signifiants les bizarreries de com-portement de l’animal humain.

Traduit dans une dizaine de langues, Prix Fémina du meilleur roman étranger en 1995 pour Testament à l’anglaise, une satire ravageuse de l’establishment britannique, il vient d’obtenir le Médicis étranger pour La Maison du Sommeil. On est d’autant plus heureux de voir ce roman remporter un des prix littéraires français qu’il s’écarte du courant de satire sociale typique des romanciers anglais de l’après-Thatcher. Si un Will Self, par exemple, poursuit dans cette veine avec Les Grands Singes, autre roman remarqué de cette rentrée littéraire étrangère en traduction française, Jonathan Coe annonce la fin des années nonante par un retour sur l’intériorité.

Dans une récente critique du dernier livre de Julian Barnes, England, England, Philip Hensher du Mail on Sunday écrivait: «Julian Barnes représente la face acceptable de la littérature britannique. Intelligents mais pas trop, émotionnellement chaleureux mais sans excès embarrassants, écrits avec élégance et clarté sans se montrer agressivement littéraires, ses livres incarnent à la perfection le goût moyen des années 90. Voilà qui a l’air d’ex-primer du mépris, mais en réalité ce n’est pas le cas.» Hensher poursuit toutefois: «Prévisible du début à la fin, il ne surprend jamais (…) son humour est laborieux et convenu.» Si l’on laisse à M. Hensher l’entière responsabilité de ses propos sur le roman anglais contemporain, on a voulu le citer ici pour situer Jonathan Coe quelque part entre cette veine «compassée» et une certaine tendance destroy dont la vogue sort en ce moment ses pleins effets sur la scène littéraire française, par exemple.

Peut-être parce que ses lectures favorites ne plongent pas exclusivement dans le XIXe et le XXe siècle. Si Flannery O’Brien est un de ses auteurs de chevet, il apprécie énormément la littérature du XVIIIe siècle: Henry Fielding, auquel il a consacré sa thèse de doctorat, ou Laurence Sterne, dont l’extraordinaire Tristram Shandy vient de faire l’objet d’une nouvelle traduction en français (Editions Tristram). Sous l’économie et la précision de l’écriture de Jonathan Coe – doué d’une remarquable aptitude à faire exister un personnage ou une situation en quelques lignes – foisonne un imagier humain qui tient du baroque.

C’est qu’on ne s’ennuie pas une seconde en sa compagnie. Les habitudes nocturnes des protagonistes sont totalement inattendues, non moins que les relations qu’ils entretiennent entre eux. Eclaté dans le temps, son récit sacrifie à l’unité de lieu: tout se déroule en deux époques distantes de douze ans l’une de l’autre, dans un manoir en bord de mer. Cette grande bâtisse qui a abrité autrefois des étudiants est devenue une clinique du sommeil, dirigée par un ambitieux médecin aux redoutables tentations expérimentatrices. Un des héros du roman est un critique de cinéma – une des passions de l’auteur, qui rêve d’écrire des scénarios mais dit n’y être pas encore parvenu, insomniaque et heureux de l’être, qui a accepté de se prêter aux observations du Dr Dudden.

A travers les multiples destins qui se croisent, se nouent et se dénouent au rythme de séquences quasi cinématographiques, Coe déploie des personnages qui vivent dans une extraordinaire solitude existentielle. Celle-ci apparaît d’autant mieux que leurs relations sociales sont serrées et durables. La plupart des pensionnaires du vieux manoir d’Ashdown y ont déjà vécu ou y sont passés durant leurs études. Immobile, le décor change de fonction et de signification pour chacun d’entre eux. Autour de Sarah la narcoleptique, Terry, le critique de cinéma, Madison et Dudden, les médecins ennemis, paraissent écrasants de normalité, jusqu’à ce que l’auteur nous en montre les failles, les obsessions secrètes, les névroses solidifiées, les illusions oubliées. Comme écrasés de fatigue dans un monde ou la rêverie, le temps gaspillé, le sommeil lui-même paraissent proscrits ou à tout le moins suspects, les hommes et les femmes qui peuplent La Maison du Sommeil se croisent et se saluent de loin comme des navires en haute mer, comme les îles à la dérive d’un archipel centrifuge, comme les astres brillants et séduisants d’un univers en expansion qui ne peuvent que s’éloigner les uns des autres, dans le temps et dans l’espace.

Il y a ici une réflexion désenchantée sur la présence et l’absence, le temps et l’éternité, l’amour et l’impossibilité de son incarnation. Chez Coe, l’humour en demi-teintes – et parfois en pleine pâte: on sourit souvent et l’on rit même franchement en le lisant – est l’expression d’une mélancolie désabusée.

L’homme vit seul dans un temps cyclique. Il n’échappe guère à son karma, et celui qui tente de s’y soustraire s’expose à de très cruelles désillusions. Surtout, l’impression prévaut ici que rien n’est gratuit. Tout a un sens. Seules ne paraissent pas en avoir les activités diurnes et professionnelles des protagonistes. Peut-être ne sont-ils destinés à se rencontrer vraiment que dans les films, ces «rêves de l’inconscient collectif» ?

Dans La Maison du Sommeil, en revanche, on peut avoir le sentiment d’une vraie rencontre, celle d’un auteur au style dépouillé, moderne et soigné, d’un frère humain en quête de quelque lumière sur l’étrangeté de notre voyage dans le temps.

Ph. T.

Jonathan Coe, La Maison du Sommeil, collection du Monde entier, Gallimard, 1998.

(Le Passe-Muraille, No 39, Décembre 1998)

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