Le Passe Muraille

Au coeur des gouffres obscurs

 

À propos de Miel de bourdon, de Torgny Lindgren,

par René Zahnd

Elle était venue dans cette salle triste du nord de la Suède pour donner une conférence sur un quelconque sujet religieux. Il y avait peu de monde, c’était la routine, sa voix ni ses propos ne soulevaient jamais l’enthousiasme. Et lorsqu’un homme lui affirma qu’elle dormirait chez lui, elle ne trouva rien à redire, croyant avoir affaire à un organisateur. Et même en arrivant à cette demeure isolée, elle ne pensait rester qu’une nuit, avant de repartir, écrire son livre sur saint Christophe, donner d’autres conférences, bref, poursuivre cette vie un peu triste. Elle ne savait pas ce qui l’attendait. Mais tout au long de cette histoire, elle ne manifesta jamais de surprise ou de révolte. Pourquoi était-on allé la chercher ? Pour-quoi restait-elle ?

En même temps qu’elle, le lecteur découvre qu’il y a là deux frères mourants, vivant dans deux petites maisons identiques. La fumée qui s’échappe de la cheminée est le seul signe de présence qu’ils voient l’un de l’autre. La haine les sépare et les rapproche tout à la fois. Hadar a le cancer, il ne mange plus que des aliments salés. Olof est obèse, malade du cœur, et ne se nourrit que de sucré. Par la force des choses, la voyageuse va devenir messagère entre les deux, espionne au jeu double, finissant par se plier à toutes leurs volontés, prenant parfois d’étranges initiatives, mais les manipulant aussi, jusqu’à découvrir la raison de cette haine au nœud si profondément enfoui. Dans ce monde coupé du monde, les choses son réduites à l’essentiel. Les deux frères se nourrissent pour survivre, et ils ne vivent que parce que l’autre vit encore, que parce qu’ils ne veulent pas mourir en premier. Mourir, pour eux, ce serait avoir tort. Ce serait faire aveu de faiblesse et de culpabilité.

Hadar et Olof se sont tout partagé. Le chat, par exemple, que chacun croit être le sien pendant des années, et qui en réalité est allé de l’un à l’autre, jusqu’au moment où l’un lui a tranché la tête et a expédié le cadavre à l’autre, qui n’y trouva rien à redire. Ils ont aussi partagé une femme, qui n’a pas survécu, et même un fils, lui aussi broyé entre les deux masses de cet étau humain. Semblable à un ange du destin, que les deux frères ont peut-être appelé de leur vœux, l’étrangère va précipiter le dénouement du drame.

C’est une fable puissante, aux ressorts et aux articulations parfaitement organisés, que l’écrivain suédois Torgny Lindgren a composée sous le titre Miel de Bourdon, son cinquième roman traduit en français. Par touches progressives, il fouille les recoins les plus sombres de l’être humain pour mettre à nu certains comportements, sous l’influence directe d’une psychologie des profondeurs.

Il n’y a que peu de respiration dans ce livre où règne un climat noir et cruel. Même les souvenirs d’enfance sont déchiquetés. Rien ne résiste à cette haine, qui rarement aura rappelé à ce point l’amour. C’est comme un théâtre très sombre, écrit par un maître des abîmes, dont le paysage serait notre propre géographie et dont les trois personnages seraient trois avatars d’un même être.

R. Z.

Torgny Lindgren: Miel de Bourdon, trad. du suédois par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach, Ed. Actes Sud, 1995, 130 p.

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