Le Passe Muraille

Au café des années bohèmes

Ce roman de Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue, nous plonge dans une rêverie existentielle dont Paris est le décor magique.

Par Pascal Ferret

On croit avoir saisi l’essence des romans de Patrick Modiano en évoquant les airs de la nostalgie qui s’en dégagent, avec une atmosphère très particulière, à la fois nette et vaguement mélancolique, propice à la rêverie comme le sont certains lieux écartés qui « diffusent », et qu’on retrouve avec des variations depuis La place de l’étoile, premier ouvrage remontant à 1968, dans Villa tristeet Rue des boutiques obscures, notamment, et dans une vingtaine d’autres livres de la même eau claire-obscure, quelque part entre les ciels mouillés de Simenon et le pavé sec (comme le scotch) de Sagan, avec quelque chose de proustien dans le choix des noms et la musique des titres.

Dans le café de la jeunesse perdue en est un nouvel exemple, dont l’exergue parodiant les premiers vers de la Divine comédie de Dante est emprunté à Guy Debord : « A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue ».

Ladite mélancolie s’incarne ici dès l’apparition au Condé, café situé dans le quartier de l’Odéon, fermant tard et réunissant la clientèle « la plus étrange », d’une femme semblant « fuir quelque chose » et pénétrant toujours dans l’établissement par sa porte la plus étroite dite « la porte de l’ombre ». Le premier portrait de cette créature encore jeune, se tenant d’abord à l’écart puis se mêlant à la table la plus animée pour s’y taire ou lire Horizons perdus, bientôt surnommée Louki par la compagnie, se trouve esquissé par un étudiant de l’Ecole supérieure des Mines plus ou moins impatient de s’entendre recommander de s’en carapater sous peine d’assommante carrière, témoin réservé, voire timide, du petit théâtre bohème où se croisent des traîne-patins et des écrivains, tel le dramaturge Adamov au « regard de chien tragique », ce Bowing dit Le Capitaine qui tient un livre d’or de tous les déplacements de la clientèle, ou ce soi-disant « éditeur d’art » qui va le relayer dans l’office de la narration avec la précision maniaque d’un détective, ce qui lui va comme un gant puisque détective il est en effet, enquêtant sur la disparition d’une certaine Jacqueline Delanque, épouse d’un certain Choureau, enfuie de ce bref malentendu conjugal pour devenir Louki…

Comme le plus souvent chez Modiano, le semblant d’enquête policière en cache une autre, plus essentielle ou exactement : plus existentielle. Loin de s’en tenir à tel cliché de la nostalgie des sixties, style jeunesse « existentialiste » finissante, le roman nous entraîne ainsi, de la rive gauche « artiste », en d’autres lieux de solitude et de dèche moins décorative d’où viennent aussi bien Jacqueline, sa mère et sa camarade Jeannette Gaul dite Tête de mort et se roulant volontiers dans la « neige »…

N’en disons pas plus, car il faut laisser le lecteur « écouter » Modiano, entre Schubert et Tchékhov, avant la noire conclusion de ce livre doux et dur, fluide et poreux, dans lequel on entre par une porte sombre et qui nous laisse au seuil d’un « ailleurs » éperdu…

Patrick Modiano. Dans le café de la jeunesse perdue. Gallimard, 148p. 2007.  

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