Le Passe Muraille

Le scalpel de Martin Suter

Asile de nuit

 

De la normalité comme fiction

Chronique inédite (en français) de Martin Suter

UN DC10 traverse l’Atlantique à dix mille mètres d’altitude, direction l’Ancien Monde -à gauche le soleil, à droite la lune.

Il fait à la fois jour et nuit. La dame agitée du A10 a relevé le store à moitié et scrute la bouillie grise en contrebas. Quelques passagers dorment, d’autres font comme si, d’autres ont allumé leur veilleuse et lisent. Le gros homme du D12 (aisle), par exemple, lit Training your Dog. The Step-by-Step Manual.

Au J9, quelqu’un triture le métal d’une canette de bière à moitié vide. « Plop » – « Plop ». Petite agitation au rang 11. L’occupant du siège du milieu se lève et tente de s’extirper en franchissant incognito F 11 endormi (jambes allongées, bouche entrouverte, masque de repos de guingois, écouteurs sur les oreilles). Il est en passe de réussir l’exploit. Son pied droit est déjà posé dans l’allée et, délicatement, il a réussi à glisser son buste entre le dossier incliné du siège de devant et le dormeur, sans même l’effleurer… mais au moment de ramener son pied gauche, il reste empêtré dans le câble de l’écouteur.

« Hé », bougonne le dormeur.

« Pardon », chuchote le perturbateur. D’un pas mal assuré, il entreprend de se rendre aux toilettes.

Quelques passagers se sont réveillés et le suivent du regard. Un pan de chemise chiffonné sort de son pantalon. Il en découd brièvement avec la porte coulissante, parvient à l’ouvrir, entre. Un voyant s’allume au plafond: Occupied.

Certains tentent de se rendormir, d’autres s’efforcent de ne pas fixer la porte fermée des toilettes, de ne pas guetter le retour de l’homme au pan de chemise sorti. Ou peut-être rentré.

Un DC10 traverse l’Atlantique à dix mille mètres d’altitude, direction l’Ancien Monde – à gauche le soleil, à droite la lune, et dans les toilettes, un homme debout. Ou peut-être assis.

Au-dessus du B13, un voyant s’est allumé. Plein d’espoir, il manifeste sa présence, seconde après seconde, et fait oublier le Occupied de l’allée de droite.

La canette de bière du J9 fait «plop».

A l’extrémité de l’allée de gauche, le rideau s’agite et une tête guigne dans la Business Class, comme un directeur de théâtre de province épiant sa salle. Une Flight Attendant se faufile et se dirige vers le voyant lumineux au-dessus du B13. Elle s’arrête. Se penche. Chuchotements. Le voyant disparait. L’ Attendant regagne l’extrémité de l’allée. Rideau.

L’agitée du A10 baisse le store. Obscurité. Calme absolu. Il n’y a que le voyant Occupied. Tout à coup, un signal sonore. Le voyant Fasten Seat-belts s’allume, l’avion se cabre. Quelques ceintures se boudent. Ceux qui ne dorment pas et n’ont pas oublié l’homme aux toilettes sont à présent en pensée avec lui. Return to Seat, lui intime un voyant lumineux. On verra bien.

Rideau. L’Attendant apparaît avec un verre d’eau, déjà servi à cause des turbulences, et l’apporte au B13. Au retour, D10 l’arrête. Elle se penche vers elle, écoute, acquiesce.

Occupied s’éteint. La porte s’ouvre et l’homme du rang 11 (siège du milieu) sort des toilettes, affichant une totale décontraction. Il passe à côté de H9, qui se retourne et constate: le pan de chemise ne sort plus du pantalon.

Une odeur de serviette rafraîchissante flotte dans l’allée. Entre-temps, F11 a posé ses écouteurs et relevé le masque de repos sur son front. Il s’est rendormi. L’aventurier des toilettes opte pour la réintégration acrobatique. Il prend appui des deux mains sur les accoudoirs du dormeur, lequel sursaute, ouvre les yeux et découvre avec effroi l’intrus au-dessus de lui.

«Hé!»
« Pardon. »
L’homme au pan de chemise rentré poursuit sa reptation et s’assied sur les écouteurs de Fil. Puis il boucle sa ceinture.

Le voyant Fasten Seatbelts s’éteint. Tout est en ordre.
Tout est normal.
Sauf que l’on se trouve à dix mille mètres d’altitude au-dessus de l’Atlantique — à gauche le soleil, à droite la lune.
Sauf que l’on passe la nuit avec de parfaits inconnus, dans une cabine artificiellement pressurisée.
Sauf qu’il y a un instant, lancé à plus de mille kilomètres par heure, quelqu’un était aux toilettes.
Sauf que tout ça vole.

Rien n’est en ordre et rien n’est normal. Tout le monde le sait, mais personne ne l’admet. Ce moyen de transport, l’avion, n’existe que par le jeu d’une conspiration mondiale visant à donner, dans une situation absolument extrême, l’illusion que tout est normal. Jamais une personne normale ne monterait dans un avion sans cette conspiration.

Et tout le monde y participe: l’agitée du A10, qui scrute la bouillie grise en contrebas et fait comme si elle ne pensait pas qu’à chaque instant elle pourrait y sombrer comme une pierre. Le gros du D12 (aisle) avec son manuel de dressage de chiens, qui feint de ne pas se demander en tremblant s’il retrouvera un jour la terre ferme pour s’entraîner au Stand-Stay, Sit and Down et Down-Stay avec son golden retriever. L’homme du J9, qui triture le métal de sa canette de bière à moitié vide plutôt que d’écluser ce qui pourrait bien être le dernier sixpack de sa vie. Celui du F11, qui persiste à dormir alors qu’il devrait être assis droit comme un i dans son siège, les yeux grands ouverts. Et celui au pan de chemise rentré, qui se comporte comme si son métabolisme fonctionnait normalement.

Tous, ils sont à la fois conspirateurs et victimes. Car la situation dite « normale » dans laquelle ils se trouvent résulte uniquement de ce qu’ils simulent cette normalité.

Résignés, ils ont soumis leurs bagages aux détecteurs de bombes et observé comment ceux des autres voyageurs y passaient aussi. Ils se sont laissé palper sans la moindre résistance : armes de poing, grenades, explosifs, crans d’arrêt, sait-on jamais… Ils ont démontré de bonne grâce au personnel de sécurité que leur ordinateur portable était bien un ordinateur portable et non une machine infernale. Et qu’ils étaient, eux, des passagers ordinaires et non des terroristes kamikazes.

Ils se sont aveuglément laissés couler dans un boyau articulé, qui les a menés tout droit dans cette caisse supposée leur faire traverser l’Atlantique : impossible de jeter ne serait-ce qu’un coup d’oeil sur son état extérieur, impossible de s’assurer qu’elle ne présentait pas des trous béants, des fuites d’huile, voire des pneus crevés qui auraient échappé à la vigilance d’un personnel mal réveillé, vaseux, récemment cocufié et sous-payé. Ils ont remis en passant au personnel de cabine leurs Boarding Cards, avec les manteaux et les vestes, afin qu’elles soient plus faciles à retrouver. «Après l’atterrissage.»

Ils ont docilement bu leurs jus d’orange et leurs flûtes de champagne comme des Welcome Drinks, et non comme des Farewell Drinks.

Ils se sont laissé expliquer l’emplacement des ISSUES DE SECOURS, la manipulation des MASQUES À OXYGÈNE, la position juste en cas d’ATTERRISSAGE FORCÉ, la combine pour gonfler manuellement leur GILET DE SAUVETAGE dans l’Atlantique glacé, au cas où le dispositif automatique ne fonctionnerait pas. Le tout sans protes-ter et sans exiger d’être relâchés immédiatement, mais alors im-mé-dia-te-ment ! Ils lisaient déjà quand l’appareil s’est dirigé vers la piste; ils ont à peine levé les yeux quand il a accéléré, accéléré, accéléré encore jusqu’à s’arracher du sol comme au ralenti et, pendant une terrifiante seconde, rester quasiment suspendu, à croire qu’il avait changé d’avis, avant de s’élancer en vibrant dans le ciel new-yorkais.

Comme ils éprouvaient quand même un petit pince-ment au coeur, ils se sont rassurés d’un coup d’oeil à leur voisin : lui aussi lit. Tout est en ordre. Tout est normal.

Et comme l’engin, qui continuait à voler au mépris de toutes les lois de la pesanteur, a fini par atteindre son paroxysme acoustique, menaçant alors de faire malgré tout éclater l’illusion fragile de la normalité, your Captain a d’instinct repris l’initiative : un signal sonore a levé l’interdiction de fumer, le personnel de cabine a retrouvé sa liberté de mouve-ment et, le plus naturellement du monde, est remonté à grands pas puis redescendu à petits pas les allées inclinées. A partir de là, chacun s’est abandonné corps et âme à cette apparence de normalité que donnait le personnel de cabine.

En toute logique, ce dernier n’a plus eu alors que des activités inimaginables dans toute situation déviant tant soit peu de la normale. Car quelle personne sensée distribuerait des écouteurs ou des couvertures sous emballage stérile, si elle avait le moindre soupçon que leurs destinataires peuvent dis-paraître avant de les utiliser ? Qui perdrait une seule seconde à proposer deux Bloody Mary différents (Bloody-Mary-Mix ou jus de tomate normal, sel normal, poivre normal, tabasco normal, sauce Worcestershire normale) s’il existait, ne serait-ce qu’en théorie, la possibilité de voir tout à coup dégringoler les masques à oxygène ?

Avant même que your Captain ait eu le temps d’annoncer qu’on avait atteint l’altitude de croisière de dix mille mètres —dix mille mètres à la verticale au-dessus de l’Atlantique, est-ce vraiment normal ? —, le personnel de cabine avait déjà redéfini les priorités. Il s’agissait maintenant de savoir si on opterait pour le hors-d’oeuvre minceur, auquel cas on pour-rait encore se jeter un Gin ‘n Tonic, et si on irait aux toilettes tout de suite, tant qu’elles étaient libres et que la tablette était encore repliée dans l’accoudoir. Ou plus tard, quand on en aurait besoin, mais alors le film commencerait…

On avait respecté la norma-lité jusqu’au moindre détail. Jusqu’à la composition du menu: steak de veau desséché, petits pois farineux, purée de pommes de terre compacte, café au goût de caoutchouc brûlé — servirait-on un tel repas s’il existait la moindre probabilité que ce soit le dernier ? Tout, jusqu’au programme d’animation : s’il était possible qu’elle ne soit suivie d’aucune autre, la question de savoir si Emma Thompson séduira Hugh Grant pourrait-elle sérieuse-ment se poser ?

Un DC10 traverse l’Atlantique à dix mille mètres d’altitude, direction l’Ancien Monde — à gauche le soleil, à droite la lune, à bord 247 personnes normales.

Elles se disent que deux, trois, cinq, à la rigueur dix humains pourraient, ensemble, risquer leur peau. Mais pas 247. Elles se disent que si 247 humains montent ensemble dans un engin volant, quelles qu’en soient l’altitude, la vitesse ou la destination, c’est qu’il doit y avoir là quelque chose de tout à fait normal. Plus ils sont nombreux à le faire, plus ils le font souvent, et plus il apparaît invraisemblable que ce soit un comportement anormal.

Ainsi, de nombreuses personnes en viennent à prendre l’avion tout simplement parce que… beaucoup d’autres personnes prennent l’avion!

Un DC10 traverse l’Atlantique à dix mille mètres d’altitude, direction l’Ancien Monde — à gauche le soleil, à droite la lune, à bord 247 personnes, dont aucune ne serait là si les autres n’étaient pas là.

Tout est en ordre. Tout est normal.

La canette de bière du J9 fait «plop».

D10 s’impatiente. N’avait-elle pas demandé un jus d’orange à l Attendant?

N’avait-elle pas pris soin d’attendre que quelqu’un d’autre l’appelle, pour qu’elle n’ait pas à se déplacer exprès ?

Keep in mind that the degree of precision determines the amount of control, lit le gros homme dans son manuel de dressage.

L’agitée du Al0 remonte le store.
A gauche le soleil, à droite la lune.
Le signal d’appel du D 10 s’allume.
L’homme au pan de chemise rentré lève les fesses de son siège et tire sur le fil d’un écouteur.
«Plop». La canette de bière dur fait «plop ».
L’écouteur cède et le coude du perturbateur heurte le front du dormeur.
«Vous êtes fou ? », demande F11.
L’infirmière de nuit apporte enfin son jus d’orange au D10.

M.S.

(Traduit de l’allemand par Hélène Mauler et René Zahnd)

L’envers du décor

La Suisse propre-en-ordre, et au-dessus de tout soupçon, a suscité toute une littérature critique qu’on pourrait dire focalisée par le «meurtre derrière les géraniums». Le plus éclatant exemple en est La Visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt, qui cristallise tous les thèmes liés à l’hypocrisie des purs, à l’occultation d’un passé peu reluisant et à l’aliénation découlant du culte de l’argent.

Dans cette lignée s’inscrit, aussi, l’écrivain zurichois Martin Suter, entré tardivement en littérature avec Small World (1997) où le lecteur se trouvait aussitôt confronté, par le truchement d’un personnage atteint de la maladie d’Alzheimer, aux labyrinthes vacillants et aux abîmes dissimulés par la façade la plus rassurante.

L’observation de Martin Suter, dans La Face cachée de la lune (2000), s’est portée sur le milieu de la haute finance, où apparaissait notamment un souriant monstre froid qu’on eût pu dire le clone d’un certain Martin Ebner, et qui suscitait l’échappée panique d’un de ses yuppies. Un autre type de rupture marque la prise de conscience du journaliste protagoniste d’Un ami parfait, le nouveau roman de Suter, dans une atmosphère de polar critique très efficace, lesté de gravité par les thèmes de la corruption et de la trahison.

Chroniqueur brillant (il publie une série intitulée Business Class, dans la Weltwoche) et auteur à succès, Martin Suter déjoue lui-même les apparences. Ses intrigues bien filées et ses phrases lisses cachent un arrière-monde beaucoup plus dense qu’il n’y paraît, où toute norme lénifiante est aussi fictive que dans le texte inédit en français qu’il nous a généreusement offert pour l’ouverture de cette livraison. (JLK)

Notre ennemi intime

C’est en somme la double figure du Docteur Jekyll et de Mister Hyde que Martin Suter revisite dans Un ami parfait, en la personne pas très intéressante (et cela même est intéressant…) du beau et battant Fabio, qu’attendent de terribles révélations sur lui-même. Rescapé d’une probable agression qui lui a valu un traumatisme crânien, le jeune journaliste revient à la vie normale avec un énorme trou de mémoire portant sur deux mois durant lesquels, il s’en rend bientôt compte, des choses pas nettes lui sont arrivées. Sa mémoire intacte lui rappelle l’amour qu’il vouait à Dorina, mais celle-ci ne veut plus entendre parler de lui, alors que Marlene lui apprend qu’ils vivent ensemble malgré le rejet qu’elle lui inspire maintenant. Enquêtant plus avant, Fabio découvre qu’il a démissionné de son journal, où il a été remplacé, et que son meilleur ami, Lucas, vit maintenant avec Norina. Or, l’impression que Lucas l’a trahi se confirme lorsqu’il se rend compte que son compère et collègue a repris une enquête sur un « gros coup », impliquant les magouilles d’une firme alimentaire bien établie, dont il ne se rappelle rien mais qu’il devait mener au moment de son accident. Pourtant c’est une surprise bien plus amère qui l’attend en fin de course, et une leçon, à la fois tragique et salutaire, qui rendra du moins un sens nouveau à sa vie.

Sous l’aspect d’un thriller psychologique rondement mené, Un ami parfait entremêle les thèmes du double négatif et de la fidélité bafouée, de la corruption sociale et de la rédemption par l’amitié et l’amour. Des personnages bien dessinés et la remise en question sous-jacente d’une société frivole et cynique lestent ce roman d’une gravité jamais trop pesante.

JLK

Martin Suter. Ura Ami parfait. Traduit de l’allemand  par Olivier Mannoni. Christian Bourgois, 372 pages.

(Le Passe-Muraille, No 54, Octobre 2002)

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