Le Passe Muraille

Annie Saumont ou les abonnés à la dèche

par Claire Julier

L’éponge absorbe, l’éponge avale, l’éponge efface. Tout, même les paroles. Celles qui disent des horreurs, comme celles qui veulent du bien, prononcées par des lèvres irréprochables, pleines de bonnes intentions et de prêchi-prêcha. Il n’y a qu’à appuyer dessus et les visages disparaissent à jamais.Ce n’est pas en travaillant honnêtement qu’Amélie, Jules, Yolène ou Karine peuvent devenir riches mais en vendant de la came ou leur corps, « se louant aux hommes à bedaine du commerce et des finances ». Ils savent que l’alcool est dangereux, que le jeu avec le feu entraîne l’incendie, que le tirage sur la corde la fait rompre. Ils sont là pour témoigner – du dehors, comme du dedans – avec leurs crânes fêlés, leur cœur qui s’est fendu et qui n’arrête pas d’essayer de se réparer. Orphelins, enfants de famille recomposée, handicapés de naissance ou par manque d’amour, la vie leur a été donnée en cadeau mais c’est un cadeau empoisonné parce que leurs géniteurs – avant eux – l’avaient reçue de la même manière. C’est comme une chaîne qui ne se rompt pas, sauf que plus la chaîne s’allonge, plus cela s’accentue.

Alors, « raconter, ça aide». Mo, Jeanne, Maly, Juan mâchouillent leurs mots, la plupart dans la tête, ou écrivent dans un cahier que personne ne lira ou les psys – ce qui revient au même – et comme les mots ne trouvent pas leur chemin pour aller tout droit vers la personne concernée, ils agissent. Mal. Ils se servent d’éponges ou des vagues ou du silence. Et ça tombe à côté, ça les fait enfermer, ça leur enlève le peu qu’ils sont. Ils iront exister ailleurs, là où on ne les voit pas, là où ils ne dérangent personne, où ils sont avec d’autres comme eux.

Dans les médias, cela s’appelle l’exclusion : du quartier, du handicap, du zéro d’intelligence ou du zéro de conduite, de la couleur, de l’âge. Selon la saison, il y a toute une palette d’articles à rédiger ou de sondages à faire pour les intégrer dans les statistiques de non récupérables.

Les Croissants du dimanche,un souvenir, avec leurs odeurs, leurs rondeurs, leurs pointes croustillantes, un souvenir qui réchauffe rien que d’y penser, comme les fleurs du printemps, les amis, les amours. Mais les croissants préfabriqués, pré-mâchés, décongelés, micro-ondés, light, bio n’ont plus le même goût. Ils collent au palais, étouffent la gorge. Ils en recherchent la saveur, ils recherchent ce lointain bonheur.  « Un jour, derrière la prochaine crête, la vallée perdue sera peut-être visible.» Peut-être !

Depuis qu’elle les fréquente, du Nord au Sud, d’Est en Ouest, Annie Saumont les connaît si bien ces écorchés de la vie, ces abonnés de l’absence d’amour mais qui n’y comprennent rien et qui le quémandent encore et encore, même s’ils s’y meurtrissent à mort et risquent d’atterrir de l’autre côté, celui des barreaux ou de l’asile.

Sur tous les tons, avec des phrases qui n’appartiennent qu’à elle et qui touchent comme une flèche, elle le dit. Ko-man sa sécri émé, comment ça se crie aimer ? Et elle le dira longtemps encore…

C.J.

Annie Saumont, Les Croissants du dimanche, Editions Julliard, 184 p

 

(Le Passe-Muraille, No 75, 

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