Le Passe Muraille

Albert Cohen, le picaresque et l’adoration

 

De l’amour filial à l’amour-passion,

par Jean Starobinski

La Céphalonie de Solal et des Valeureux est une terre multiple: grecque, provençale, vénitienne, juive, espagnole. Ce n’est pas seulement cet aspect mixte qui rattache au roman picaresque le site originel des personnages d’Albert Cohen. C’est le fait, bien plus important, que ces personnages, sans tarder, vont courir les aventures les plus extraordinaires hors de leur minuscule patrie — en terre étrangère. Nous verrons donc le monde avec les yeux du visiteur étranger: surpris, mais non dupe, et aussitôt capable de débusquer l’hypocrisie et l’imposture.

Affaire d’étrangers, le roman picaresque: Lazarillo de Tormes, le modèle du genre, est presque à coup sûr l’oeuvre d’un «nouveau chrétien» au regard narquois et désabusé: il découvre, à ses dépens, que la vieille noblesse — celle des hidalgos si fiers de leur sang pur — habite une maison vide et se nourrit de vent et d’apparences. Ainsi fait Solal (et derrière son épaule Albert Cohen) à Genève dans les hauts parages de la SDN. La mascarade devient aussitôt ultra-visible: rien ne reste dissimulé, et Solal apprendra vite à jouer sa partie, sans illusion et sans indulgence.

Dans Les Valeureux, récit qui escorte Belle du Seigneur comme son ombre burlesque et grimaçante, j’ai été frappé par les pages centrales: longue «leçon de séduction» donnée par Mangeclous dans l’université dont il est à la fois «le recteur et tous les professeurs». En quoi consiste-t-elle, cette leçon? C’est une ahurissante caricature d’Anna Karéfine — du grand roman de la passion destructrice. Si Anna Karénine était déjà, dans l’esprit de Tolstoï, une critique de la fiction amoureuse (critique certes encore discrète, en comparaison de celle qui se développera dans La Sonate à Kreutzer), Albert Cohen nous propose l’image parodique de cette critique: c’est une critique au second degré.

Pourquoi cette agression si violente, cette si allègre dérision ? Avant de répondre à cette question, constatons que cet aspect de dérision du mythe passionnel n’est pas étranger à ce grand livre ambigu qu’est Belle du Seigneur: nous y trouvons en effet tout le forcènement lyrique de la passion, mêlé à sa propre parodie. Si bien que la «leçon de séduction» des Valeureux peut apparaître comme la séparation de l’élément parodique à l’état chimiquement pur, résultat d’une parfaite décantation. Il nous faut aussitôt poser une nouvelle question: trouverons-nous dans une autre partie de l’oeuvre d’Albert Cohen d’autres pages où ce serait cette fois l’amour qui apparaîtrait décanté et purifié au même degré, faisant rouvrir le livre qui précède Belle du Seigneur, c’est-à-dire Le Livre de ma mère ?

C’est là que se manifeste le plus haut amour, l’amour intangible qui éclipse tous les autres sentiments, l’amour-source. Disons plus: dans cet amour échangé entre fils et mère se trouve la norme de vérité de toute l’existence et de toutes les relations humaines. Tout sera jugé à cette mesure, tout sera rapporté à cette valeur, première et suprême. Ceux qui ont lu avec assez d’attention Le Livre de ma mère découvriront que le dialogue aimant de la mère et du fils, est, dans le même temps, une source d’imagination, un «premier moteur» de la fabulation: personnages, situations, histoires s’inventent dans l’inépuisable fantaisie qui, dans le coeur du fils, se lie à l’image et au monde de la mère. En regard de cette communion parfaite, pleine et pure, la passion charnelle n’apparaîtra-t-elle pas comme une version dégradée du véritable amour ? N’est-ce pas la position dominante et incorruptible de la figure maternelle qui condamne toute expérience passionnelle à la déchéance et à la dérision?

Telle est la question centrale. Ce n’est point là une simple donnée personnelle. Toute l’histoire culturelle de l’amour-passion nous apparaît sous son jour problématique, dès lors qu’à l’amour-passion s’oppose l’amour filial. C’est l’opposition même d’Eros et d’ Agapé. Denis de Rougemont, dans son maître-livre, nous a appris l’importance de ce conflit dans l’histoire de la conscience d’Occident. Pour Cohen, l’image du conflit s’incarne merveilleusement: l’unique image de la mère adorée fait un contraste absolu avec la succession des amours de Solal, toujours vouées à des «femmes étrangères»: Mme de Valdonne, Aude, Ariane. L’on croit entendre ici l’avertissement biblique: «Les lèvres de l’étrangères distillent le miel… ses pieds descendent vers le séjour des morts…» Dans la vision patriarcale (ou matriarcale) du monde, la passion ne peut être que le maléfice de la femme étrangère, maléfice dont Belle du Seigneur retrace la longue, somptueuse et misérable histoire. Bien entendu, il ne faut pas comprendre ici la «femme étrangère» au sens ethnique ou confessionnel, mais en un sens beaucoup plus radical: toute passion, selon le langage admirable des troubadours, ne peut être qu’amor de lonh, aliénation, dépossession de soi, soumission à l’autre.

Pour marquer le contraste par le symbole le plus éloquent, il suffit de confronter les audacieuses escalades de fenêtres par quoi commencent les entreprises amoureuses de Solal et de Belle du Seigneur, avec l’image tranquille du retour de l’époux que sa femme accueille et salue à la porte, selon la profession de foi patriarcale d’un personnage des Valeureux: «Moi, dit Négrin, mon idée de l’amour c’est que tu rentres à la maison et ta femme t’ouvre la porte et elle te dit la bienvenue. Bienvenue sois-tu, mon trésor, te dit-elle.»

J. S.

(Le Passe-Muraille, Cahier spécial Albert Cohen, septembre 1995)

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