Le Passe Muraille

A la lumière de Bazaine

 

L’hommage de Jacques Chessex au grand peintre, en 1996

Une peinture de Bazaine, à mon premier regard, m’immerge dans la matière printanière. Oui, la matière, fraîche, aérienne, dynamique, et l’image aussitôt s’impose: «Comme si cette peinture avait été faite ce matin.» Ou l’image liturgique de la jeunesse: «Une peinture au premier matin du monde.» Domaine éclatant et frais, envol, bain physique dans la substance lumineuse, devant moi, en moi, le tableau chante, l’air circule.

Premier saisissement à Bazaine: la substance qui ne pèse pas – elle gagne vers la lumière, l’espace, l’air. Le tableau communique une impression d’équilibre, de structure méditée et sûre, au même instant il fuse, il est en mouvement, il monte, comme on dit simplement d’un chant, tandis que je le regarde et l’écoute.


Et que se passe-t-il encore ? Je regarde, je vois que le tableau de Bazaine s’éclaire de sa propre intelligence: qu’il s’ouvre et s’anime du regard du tableau sur le tableau. Qu’il illumine d’une pensée de la peinture que cette peinture, à la seconde près, dicte et informe.

Me voici donc, par Bazaine, saisi dans un acte et dans une parole. Quelque chose a eu lieu, en moi, quand j’en ai perçu l’effet: un choc heureux, puis une sorte d’ébranlement, un questionnement et une grande joie. Une angoisse aussi de l’événement, comme à une naissance – le tableau surgit, existe, pense, me presse et me comble de sa présence neuve. Effet physique et critique: un surgissement gagné sur la fatalité de la forme imaginaire, toujours de sa mort possible – et sans doute sur la mort de l’être.

Ainsi, en regardant un tableau de Bazaine, j’ai le sentiment de sa plénitude – de sa finalité, et de l’intuition, que m’infuse son urgence fraîche, de ma propre circonstance exaltée et menacée.

La plus haute peinture est capable d’un tel pouvoir. C’est celui de Piero della Francesca, de Cézanne, de Fernand Léger dans leur temps et dans le nôtre. La peinture, monument humain et lumière de l’intemporel. La primauté absolue de la peinture, l’accomplissement, le resplendissement, et sur l’abîme, l’infranchissable, la prise en compte du destin humain et de ma part de ce destin, la réflexion de l’œuvre précaire et durable, la place de l’œuvre, la mienne, la nôtre, sub specie aeternitatis.

Parler alors de la transcendance, ou d’une illumination de l’ailleurs ? Le tableau de Bazaine resplendit. Ce qui signifie à la fois son appartenance au monde physique, celui de l’espace vivant, de la forme mouvante, de la couleur la plus douée d’émotion, et de son lien au monde premier, baptismal, qu’il fait voir à la lumière de la Lumière retrouvée. Aujourd’hui mon fleuve est devenu mer: au matin je ferai luire la Parole, cite Bazaine à la base de son vitrail du baptistère d’Audin-court. Ainsi l’Esprit vient dans l’eau physique du baptême, la lumière et l’obscur de l’être me sont montrés, puis le matin, la clarté reconnue. Aussitôt je suis invité à réfléchir sur ma nuit, et sur l’aube, sur la lumière qui seront au terme de la ténèbre. Peinture, ou vitrail de l’être catégoriel, et peinture de la révélation de l’Etre. Confiance en la chose primordiale, concrète, puis la matière à la fois se conforte et se dépouille de la matière – dense, elle se fait légère, elle tend vers l’air, elle vibre, elle vole à la lumière: chez Bazaine le phénomène plastique, merveilleusement printanier, apparaît toujours dans cette circonstance hantée.

Je voudrais savoir quel rapport le tableau entretient avec le temps – et avec l’absence du temps. Après le saisissement que j’ai dit, puis sa durée dans ma mémoire, ma stupeur à le retrouver. A vrai dire, l’ayant vu, le choc était si fort que j’ai pu avoir envie de l’oublier. De faire en sorte qu’il tombe dans le néant au moment où je le quittais, ou pendant mon sommeil, ou quelque songe ail-leurs me captant. Peut-être voulais-je ignorer que je pensais sans cesse à ce tableau, le voyant se recomposer en moi, l’appelant, – appelant ses dimensions, ses formes, son espace, sa couleur, obscurément le méditant. Soudain je le retrouve, et d’un coup son extraordinaire vigueur: dans ce tableau aucune fatigue, le temps n’a pas passé sur lui, toujours il est source, jaillissement matinal, intarissable fraîcheur. C’était donc moi qui étais dans le néant, et le tableau continuait à vivre de son feu profond et frais. De quelle durée est-il donc capable, en moi et en dehors de moi ?

Ce tableau, je le sais aussi, Bazaine ne lui accorde pas le temps qui est le nôtre, et le tableau vit sa durée à lui, qui est nouvelle à chaque instant, qui est autre. La vérité, c’est que le tableau échappe au temporel, son temps est distinct de celui de la catégorie. «Il n’y a ni commencement ni fin dans la vie du tableau, ni avant ni après, le temps de la peinture n’est pas celui de l’homme, son espace n’est pas celui que peuvent compter ses pas.»

A cet égard, dans ma perspective, le temps du tableau est imprévisible, peut-être toujours inconnaissable. Pour suivre une autre intuition de Bazaine, le tableau était promis à la mort si le peintre, au travail, n’arrivait pas à le sauver. Maintenant le tableau contient son temps, qui n’est ni tributaire ni mesurable. Dois-je reconnaître, dans cette non-mesure, un signe encore de la transcendance ? Je sais que la peinture que j’ai sous les yeux vit d’un temps qui est le sien, et que j’aimerais dire sacré, pour lui donner sa qualité mystérieuse et évidente. Un mode d’être déjà quintessencié, ou élevé, par le geste terre à terre et inspiré du peintre. Une opération qui a dissipé le temps profane pour faire atteindre et toucher le tableau, dans la matière encore naïve et pleine de nuit, la lumière vivante du haut espace, de l’origine, du chant devant la mort – peut-être la lumière de Dieu.

Si les concepts d’espace et de temps semblent liés dans la même sémantique (il est difficile de disjoindre la pensée du corps, ou la parole de la bouche), pratiquement, je puis concevoir l’espace du tableau comme un fait inaliénable, quoique purement visuel, et que ma mémoire reçoit comme une étrange évidence. Chez Bazaine, il semble que l’espace est voulu, d’emblée, comme étendu à un autre espace que celui montré par le tableau. Un espace plus grand que lui-même, si je puis dire, comme si la qualité dynamique du tableau lui conférait ipso facto ce pouvoir de la limite physique – du clos, du marqué par le territoire du tableau – pour atteindre, tendu, rapide, à l’illimité de l’Image.

Il peut paraître paradoxal d’écrire que l’espace de Bazaine, dont le tableau se fortifie dans l’équilibre que j’ai dit, soit immédiatement capable de cet essor, de cette expansion, de cet agrandissement de lui-même. Bazaine aussi fait des vitraux, et l’artiste du vitrail est contraint au dessin organisateur, à la structure nette. Mais l’espace ? Le phénomène relève de l’analogie: l’espace, l’image de l’espace, s’éclairant, s’approfondissant, s’ouvrant à l’unité substantielle à rejoindre dans la signification souhaitable. Et qu’est-ce qui est souhaité ici ? Quoi est voulu par le tableau qui vibre ? L’instant absolu, sans doute, où la forme et le sens se rencontrent, où le tableau concret, temps, cou-leur, espace, se libèrent de toute contingence parce que le geste créateur, encore partie prenante du réel, est venu coïncider avec l’Idée dans l’espace agrandi et l’espace donné.

L’espace est le produit de l’es-prit. Si je regarde concrètement l’objet-tableau – si je regarde cet objet d’un regard court, il n’y a devant moi pas d’autre espace que l’espace donné. Si je regarde d’un regard juste, celui qu’exige la saisie analogique de cette peinture et de son destin, dans cet espace je vois l’éveil du monde, et comme dans une configuration primordiale, j’y découvre un lieu parfait, absolu, idéal, où la rémission du précaire et le triomphe sur la mort musiciennement exultent.

Je ne puis aller plus loin, vers cet espace qu’invente la peinture de Bazaine. J’ouvre la fenêtre, je regarde l’espace; d’instinct, je le mesure géographiquement dans ses limites. Je regarde un tableau de Picasso (et de quelque période soit-il): il ne s’y trouve aucun espace ou possibilité de fuite. Tout l’acte (ou scène, ou mise à mort du personnage ou de la figure) y est enfermé dans la sublime prison de tableau. Je me rends compte assez rapidement que l’espace manque à telle peinture. Non l’espace «représenté» de Courbet, ou l’espace ironique de Manet ou de Vallotton. Mais l’air, l’ouverture, le vol – comme la promesse tenue à chaque seconde d’une éternité intelligible à cette surface devenue Nombre, devenue Temps. Et comme lieu unique où regarde notre désir quand nous pensons à notre mort.

Je me rappelle le premier Léger que j’ai vu, le premier Cézanne, le premier Bonnard: comme s’ils venaient d’être peints, et qu’on me les montrât dans l’immédiateté de leur naissance. Ainsi mes premiers pas pour Bazaine: le surgissement de l’être, l’acte jailli dans une miraculeuse et jeune naïveté. Mais naïveté, nativité… Apparition. Epiphanie. Bazaine: «L’Epiphanie est à plus ou moins court terme, mais l’apparition fulgurante du réel, c’est délivrée de la durée, délivrée des apparences, qu’elle se révèle.»

Justement, la couleur n’est pas l’apparence. La couleur est l’une des vibrations organiques de la dimension, et comme le miroir lyrique, à la surface, du mouvement des profondeurs. C’est ce double appel, dialectique, où la couleur prend sa force éclatante et rafraîchissante.

Le premier Léger, c’était à Zurich, je me souviens du bleu, du jaune, du blanc qui ont établi leur lumière une fois pour toutes dans ma mémoire.
Le premier Bazaine, c’était à Lausanne, dans une exposition sur le mouvement, en 1955, je me souviens exactement de la lumière claire et blanche d’un tableau qui vit en moi comme une source. Puis ce fut en 1958 à la Galerie Benador, à Genève, où je voyais les premières aquarelles et les dessins. La même année, la Kunsthalle, à Berne, près d’une centaine d’œuvres, j’allais d’une toile ou d’un dessin à l’autre avec le sentiment extrême d’une connivence de poète. Depuis lors, je n’ai plus cessé de chercher à voir des peintures de Bazaine partout où je me trouvais. Explicitement, j’avais le sentiment que cette peinture m’affranchissait: me libérait d’un fatras d’inutilité qui avait encombré ma vie de jeune écrivain du poids de mon histoire et de mes drames. Avec Bazaine – je crois que je l’ai compris au premier regard – c’était la vraie origine que je retrouvais, et ce que je voulais aussi de ma poésie, le vent venu par le mot vent, l’arbre par l’apparition d’un arbre de langage physique et intelligible.

Ce qui rayonnait, dans la couleur de Bazaine, c’était l’éternité de l’aube et du vent, le bleu de la nuit de l’âme, le rouge de l’attente et le rouge, le rose, l’orangé de la fin de l’été. Je nomme ce qui n’a pas de nom ? La poésie, comme la peinture, passe par le signe. La vision appelle. Regardant, voyant, j’appelle à mon tour ce bleu, ce blanc, ce rouge qui portent le réel et le font aller à sa vraie place comme le corps de saint Augustin. Ce qui est dit, désormais, ce qui est montré, c’est le dernier état, le dernier lieu du réel, et ondées, flammes, branches, passages du vent, traces de la neige ou de l’été, toutes ces harmoniques, sur le champ silencieux du blanc.

J. C.

(Extrait du texte de l’exposition Jean Bazaine, au Musée d’art et d’histoire, Fribourg; à paraître aux Editions d’art Albert Skira. Le Passe-Muraille, No 24, Avril 1996)

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