Un maître du portrait
Hommage à Horst Tappe, grand imagier des écrivains
Notre ami Horst Tappe nous a quittés le dimanche 20 août 2005, à l’âge de 67 ans, des suites d’une cruelle maladie. Ses magnifiques portraits d’écrivains, d’Ezra Pound et Vladimir Nabokov à la plupart des auteurs contemporains, avaient fait le tour du monde. Plus près de nous, Bernard Campiche lui proposa, dès la fondation de sa maison d’édition, en 1986, de réaliser le portrait de chacun de ses auteurs. Ainsi la « séance » en compagnie de Horst était-elle devenue un moment privilégié de la préparation d’un livre, durant lequel la conversation roulait, le plus souvent, sur la littérature ou les souvenirs de ses rencontres.
Ce qui frappe le plus, dans les portraits signés Horst Tappe, c’est la conjonction de la perfection formelle et de la vie frémissante, saisie au vol. Evitant à la fois l’anecdote et la pose désincarnée, le photographe est à la fois peintre dans ses compositions et sculpteur d’ombres et de lumières, sans que la recherche esthétique ne gèle jamais l’expression. Chaque portrait suppose une véritable rencontre, et c’est d’ailleurs cela même qu’il recherchait en priorité : la relation humaine.
Né en 1938 en Westphalie, passionné de photo dès son enfance (à 12 ans il avait déjà son labo), Horst Tappe acquit les bases de son métier chez un maître artisan de sa ville natale, avant de suivre à Francfort les cours de Martha Hoepffner, représentante notable de l’esthétique du Bauhaus. C’est alors qu’il allait étoffer son bagage artistique en étudiant la composition. Au début des années soixante, une bourse lui permit ensuite de se perfectionner à l’Ecole de photographie de Vevey, notamment auprès d’Oswald Ruppen.
A l’occasion d’un séjour sur la Côte d’Azur, une première rencontre lui avait permis de faire le portrait d’un écrivain célèbre en la personne de Jean Giono. Féru de lecture depuis son adolescence, le jeune photographe rêvait d’approcher les créateurs marquants de ce temps, encore nombreux à cette époque, et notamment sur la Riviera vaudoise où vivait le grand peintre Oskar Kokoschka, qui partagea volontiers avec lui son «lait», le scotch dont il abusait volontiers à l’insu de sa femme… Puis c’est à Rapallo et à Venise que le photographe alla débusquer Ezra Pound, lequel le chargea de transporter… ses urines jusqu’à Vevey où le fameux docteur Niehans était censé lui refaire une santé.
D’un génie à l’autre, Horst Tappe approcha bientôt Vladimir Nabokov en son palace de Montreux, qui l’invita à la chasse aux papillons sur les flancs du Cervin. C’est sous les trombes d’un orage, là-haut, qu’il prit une photo désormais célèbre du père de Lolita en windjack ruisselante.
Autre document quasi légendaire : le portrait de Noël Coward, établi sur les hauts préalpins de Montreux, trônant dans un siège curule sur fond d’ailes de plâtre largement déployées qui font du comédien anglais une sorte de hiérarque des légions célestes, et dont l’intéressé fut si content qu’il invita le photographe à Londres où sa secrétaire lui remit seize lettres de recommandation. En découlèrent autant de rencontres, notamment avec T. S. Eliot, Alec Guiness ou John Huston.
Le prestige de son vis-à-vis n’était pas, au demeurant, ce que recherchait essentiellement Horst Tappe. S’il était certes heureux d’avoir tiré le portrait (et quel !) de Pablo Picasso, il semblait plus encore touché d’évoquer les circonstances familières, presque complices, de leur rencontre à Antibes. De la même façon, il ironisait sur le «grand cirque» de Salvador Dali, soulignant en outre la grande gentillesse de Nabokov ou la prétention glacée de certains autres…
Evoquant son arrivée en Suisse romande, Horst Tappe m’avait déclaré un jour : « Après l’Allemagne d’Adenauer, si lourdement matérialiste, je me suis senti revivre au bord du Léman ! » La reconnaissance inverse, de la part des instances culturelles vandoises et suisses, ne lui fut guère concédée en revanche, et l’indifférence que lui manifesta notamment le Musée de l’Elysée pour la photographie n’est pas à l’honneur de celui-ci. Du moins trouva-t-il ces dernières années, auprès des historiennes de l’art Sarah Benoît et Charlotte Contesse, une aide précieuse pour la réalisation de livres (sur Vladimir Nabokov et Oskar Kokoschka) et d’expositions mettant en valeur ses précieuses archives, représentant environ 5 000 portraits. La destinée de ce trésor reste actuellement incertaine, soumise à la décision du frère légataire du photographe. Quoi qu’il advienne, il faut espérer que le legs artistique de Horst Tappe, intéressant l’art photographique autant que les archives littéraires du xxe siècle, soit traité avec autant de respect que le photographe vouait à son art et aux êtres qu’il a « immortalisés »…
JLK
Horst Tappe. Nabokov. Photographies Horst Tappe. Citations Vladimir Nabokov. Conception: Charlotte Contesse-Barraud, Sarah Cuendet, Céline Eidenbenz. Christoph Merian Verlag, 2001. Kokoschka. Photographies Horst Tappe. Citations Oskar Kokoschka. Conception: Sarah Benoit, Charlotte Contesse. Christoph Merian Verlag, 2005.
(Le Passe-Muraille, Numéro 67, Novembre 2005)