S’évader de la prison du temps
À propos de deux livres de Claire Krähenbühl et J.B. Pontalis,
par Elisabeth Vust
Pour ouvrir la mémoire, quelles clés, quelle porte ? Et pour l’éclairer, suffirait-il d’un rêve?». Je lis Les Chambres de jour et ma pensée y invite, comme sans y penser, J.-B. Pontalis et son Dormeur éveillé, où l’écrivain psychanalyste note que le «rêve n’est pas seulement un rébus qu’on décrypte, un texte qu’on déchiffre mais un espace en nous qui s’ouvre ou ne s’ouvre pas et qui, s’il par-vient à s’ouvrir, donne à notre perception du monde et de nous-même une tout autre dimension ». Espace débordant nos frontières, «écart entre imaginaire et réalité », où se tiennent Claire Krähenbühl et J.-B. Pontalis, qui s’évadent de « la prison du temps » (Nabokov), aménagent des chambres au fond de la page vide, poursuivent le rêve (qui pense à toute vitesse) avec leur plume. La première propose des nouvelles ; le second une « promenade rêveuse» dans son musée personnel. Le Dormeur éveillé ne tient ici que le rôle du héraut.
Des mots, des images, des traits, tout plutôt que le cri surgi de la détresse et de l’effroi, ce cri d’un enfant perdu que personne au monde n’entend. (J.-B. Pontalis)
Les murs des Chambres de jour sont imprégnés de sensations d’enfance et de nostalgie de paradis perdus. On essaie de renouer avec la petite fille égarée en soi. On revit «encore et encore » ce moment où on tenait son bonheur (son nouveau-né) serré contre soi. Le rideau du présent se déchire et dévoile la Cène du premier repas, « où la bouche à tâtons trouve le sein», et du dernier.
Là, le passé émane avec « la vapeur des confitures comme le génie de la lampe montant dans ses fumées »; ailleurs, une mère peint la « scène impensable» (mort de sa fille). Tellement impensable, que la langue française en reste coite, qui a un mot pour les époux (veuf, ve), les enfants (orphelin, e) endeuillés, mais pas pour les parents.
Un rêve ne serait-il jamais qu un autoportrait, au-delà du miroir? (J.-B. Pontalis)
On coud des baisers de prince sur des mouchoirs trempés d’attente. « On brode nos amours en italiques. […] On retouche notre histoire pour qu’elle ressemble un peu plus à son modèle : notre désir. » Une Ophélie revient à la vie en retrouvant le nom des fleurs ; des amants n’osent plus se dire tu, nus dans la lumière crue; un amoureux compose un bouquet avec les giroflées de sa jeunesse, les chrysanthèmes de Proust, les roses de Ramuz. Les Chambres de jour — chambre d’hôpital, d’hôtel, d’enfance, des retrouvailles — est habité de désirs, dont celui d’écrire. Mettre «un peu de toi, un peu d’elles, un peu de moi » dans un «je» narratif et renouer des fils que la vie a rompus, inventer une fin pour un début qui n’a pas forcément eu lieu, recréer «le monde autour d’une certitude ».
Son écriture visuelle et sensitive le rappelle, la nouvel-liste vaudoise a longtemps été partagée entre création artistique et littéraire. Ses tableaux de mots sont des jardins parfumés, où les histoires naissent d’un petit morceau de réalité, mûrissent sur l’arbre des tentations, et où la mémoire voit les souvenirs en rouge, couleur phare de ces récits gorgés de sève, reliés à la terre et aux instincts vitaux. Rouge du sang, de la pomme d’Eve, d’une chute inoubliable d’étoffe, d’un visage envahi par le trouble. Rouge qui revêt de majesté « notre petite, trop petite vie », à laquelle Claire Krâhenbühl et J.-B. Pontalis donnent plus de profondeur. Poètes se penchant sur l’insaisissable, ils approchent notre noyau secret sur les ailes du rêve, et livrent des clés qui n’ouvrent pas seulement les portes des songes.
E. V
Claire Krähenbühl. Les Chambres de jour : nouvelles. L’Aire, 128 pages. J.-B. Pontalis. Le Dormeur éveillé. Mercure de France, 97 pages, (Traits et portraits).
(Le Passe-Muraille, Nos 64-65, Avril 2005)